lundi 25 août 2008

Mes autres livres, passés ou à venir (2008-2…)



■ Interrogation récurrente : « Qu’écris-tu, en ce moment ? »
En somme, j’ai beaucoup écrit. C’est assez étrange, vu le nombre de fois où, dans la dimension graphomane de mon existence, j’ai éprouvé le sentiment à la fois de n’avoir plus qu’à me taire et de n’avoir pas encore dit l’essentiel. D’où ce trouble qui me saisit lorsque tel ou tel ami me demande : « Qu’est-ce que tu écris, en ce moment ? ». Plus d’une fois, j’ai failli répondre : « Je suis en train de ne rien écrire ! Je suis sec, j’ai tout dit ! Alors, alors… je la ferme ! » Et puis, le tropisme de la plume chassant le désir de faire silence, je me retrouve bientôt, modeste Sisyphe, gravissant ma montagne en y roulant un nouveau rocher.
Je ne parle pas seulement ici de mes ouvrages didactiques, comme Le Dictionnaire portatif du bachelier, Révisez vos références culturelles ou L’ Intelligence de l’explication de texte : j’ai fait ces sommes parce que j’y ai cru, et j’y travaillerai encore s’il le faut. Je parle de mes textes plus personnels, non pas de simples recueils d’articles, mais de ces livres qui méritent, par leur cohérence et leur unité, le nom d’œuvres. Qu’est-ce qui fait que l’on continue non pas seulement d’écrire des lignes, mais de concevoir des œuvres, fussent-elles de courtes nouvelles ?

Cette question m’étonne d’autant plus qu’à la longue, je n’évite pas une certaine fatigue, et la sensation récurrente de l’à quoi bon écrire ! Pourquoi continuer sur sa lancée, alors qu’on la sait parsemée de tant d’obstacles ? Pastichant Bernanos, je pourrais dire : « La persévérance, c’est la lassitude surmontée », ou « La confiance, c’est la détresse surmontée ». Toujours est-il qu’à un moment ou à un autre, je reprends le collier ou le joug, tel un « Bos suetus aratro », et repars affronter l’éternel refus des éditeurs…

La clef de l’énigme nous est peut-être donnée par Nerval. Dans Aurélia, il nous rapporte en effet l’une de ses manies, à l’époque où il séjournait dans la maison de Santé (mentale) du Docteur Blanche. La nuit tombée, il faisait le tour du parc d’un pas rapide, à l’heure où les astres apparaissaient au firmament, convaincu que sa marche était indispensable à l’harmonie des sphères, à la régulation du mouvement des corps célestes. Sans cette active participation, le cosmos se fût détraqué…
Je suppose qu’un homme normal rirait de ce délire. Cependant, sans ce délire, aucun écrivain ne persisterait dans l’écriture. Que nous l’avouions ou non, nous avons le sentiment, en écrivant, de tenir entre nos mains les destinées du monde. Sans nos livres, l’univers ne tournerait pas rond… Cher Nerval ! Il n’est pas impossible que son délire soit, beaucoup plus généralement, la raison suffisante qui explique toutes les actions humaines !

■ Mon passé à venir. Avant « d’écrire encore », lorsque je retrouve le silence, je me retourne en général vers mes livres achevés qui « dorment » (croit-on) dans mes tiroirs. En guise d’inspiration nouvelle, je relis ce que j’ai parfois écrit il y a 20 ans, et qui me semble toujours publiable. En l’occurrence, il s’agit surtout de deux textes ayant pour titres respectifs Le Rappel et L’ Inscription de Benjamin, dont je ne dirai rien ici, mais que beaucoup de mes amis ont lus et appréciés. Parce qu’ils méritent, selon eux comme selon moi, le nom d’œuvres, je sais qu’un jour je parviendrai à les éditer, en dépit du nombre impressionnant de refus que ces créations ont cumulés depuis vingt ans.
Naturellement, j’ai d’autres projets, qui passeront peut-être avant, et j’en noircis le revers de feuilles déjà imprimées (je m’en sers comme brouillon : économie de papier !). Il y a dans mon jardin beaucoup de pierres qui ne demandent qu’à être taillées pour s’assembler. Et même quelques pavés. Ce ne sont que des lignes, des éléments épars : quand je dis que je « n’écris » rien, cela signifie seulement que je ne suis pas en train d’écrire « une œuvre », mais non pas que j’ai cessé de rédiger. Sisyphe attend de penser son nouveau rocher avant de repartir vers les sommets…

■ Qu’est-ce qu’une œuvre ? J’ai peut-être trop vite évacué le mythe de la littérature comme accès à l’intemporel, dans mon premier texte (Itinéraire d’un écrivain). Sans tomber dans ce mythe, il faut bien constater qu’écrire, c’est croire à une parole durable en raison de son inscription même. Par l’écrit, je la « pérennise » provisoirement, si j’ose dire, jusqu’à ce que mon message soit reçu (lu, déchiffré) par mon interlocuteur (qu’il s’agisse d’une note adressée à un subordonné, d’un courrier que j’expédie à un parent, etc.). Verba volant, scripta manent. Alors que la communication orale est en principe instantanée, le message écrit, lui, pour aller à son destinataire, doit se maintenir « en vie » pendant une période plus ou moins longue : la « littérature » commence précisément avec la nécessité de franchir cet espace temporel qui sépare le moment où une personne écrit de celui où le lecteur ouvrira le livre (– ce qui peut durer des semaines, des années, ou des siècles !). Il faut donc soigner ce message pour qu’il « passe », pour que – bien après sa formulation originelle – il soit reçu aussi efficacement que possible, dans toute sa clarté et sa complexité. Il faut lui donner une sorte de vie autonome, de « cybernité » indépendante de l’auteur (qui peut entre-temps avoir disparu). L’art d’écrire dépasse la seule écriture au fil des pages : il consiste à faire d’un livre un édifice en soi, une sorte d’entité qui vit par elle-même, un éco-système à sa façon (que j’orthographierais volontiers « écho-système »). C’est précisément à cette création que je donne personnellement le nom d’œuvre. Et c’est parce que cet effort a pour objectif de franchir le temps que l’on vit l’art d’écrire comme un anti-destin.
Cela suppose qu’on se méfie des facilités du mode narratif auquel on réduit aujourd’hui la littérature. Une suite de pages ou de séquences, où un lecteur – même critique – croit pouvoir humer un « ton », peut faire croire qu’il y a du sens là où il n’y a ni unité ni cohérence, mais seulement succession de lignes. Ce sont les relations internes, les résonances qui se créent entre les parties et le tout, entre l’âme et le corps du texte, qui confèrent à l’œuvre sa puissance et sa vérité de Signe, de sorte qu’on ne puisse rien lui ajouter ni lui retrancher sans proprement la dé-figurer. Si elle n’est pas cela, aussi volumineuse soit elle, elle n’est qu’un assemblage de « papiers » sans consistance. Objectif premier : ne pas être inconsistant !

■ Comment savoir ? Oserai-je parler de mon cas ? Il y a des indices relatifs à l’expérience même de l’écriture : c’est le moment où le projet, longtemps mûri, devient un dispositif opérationnel. Le moment où la nébuleuse « cristallise », devient une galaxie tournant sur son axe central, et attire à elle, intègre sans son sillage, toutes les notes parcellaires, les éléments épars qui rodaient dans le « rêve d’œuvre » que l‘on faisait avant de passer à l’acte d’écrire. Il faut alors aller jusqu’au bout, donner du corps aux idées et de la signification au corps, travailler au « dessein » de l’œuvre qui s’est emparée de son auteur, du détail particulier à la charpente globale, dans un va-et-vient obsessionnel. Quand tout se coule dans le dispositif mis en place, c’est le signe que l’œuvre « prend, et de ce point de vue, il n’y a pas de différence spécifique entre une nouvelle, un roman, une pièce de théâtre, ou une mayonnaise…

■ Les amis lucides. L’autre moyen de savoir si l’on a vraiment fait une œuvre, et non une suite de pages, consiste à se fier aux amis lucides. Ceux qui à la fois comprennent le projet, et sont sans complaisance sur sa réalisation. Luc, Colas, Jacques, et bien d’autres. Ils ont l’avantage de voir le tableau à distance, alors que le peintre a encore le nez dessus. Ils sont capables de dire « Oui, c’est ça », comme de mettre en cause le projet même. Je leur dois le courage d’oser continuer, d’aller jusqu’au bout, et parfois de mieux comprendre grâce à eux ce que je voulais faire moi-même. Bien sûr, ils sont, ou ont été, des professeurs… et alors ? Faut-il s’abandonner aux poncifs de l’écrivain passant chez Pivot, qui dit n’avoir écrit que pour son plaisir, en se laissant mener par la plume sans savoir où il allait, etc. ? La leçon des œuvres véritables, qu’elles soient d’un genre mineur ou majeur, c’est qu’elles ont été pensées !

■ Les éditeurs ? Il faut bien l’avouer : il sont parfois lucides. Mais l’expérience que j’ai faite de leurs inconséquences (ce qu’ils refusent/ce qu’ils publient), ou des contradictions de leurs avis respectifs, me laisse dubitatif sur la confiance qu’on peut avoir en leur capacité de juger sainement des manuscrits. On en sait les raisons : manuscrits refusés sans être lus, jeu de lecteurs successifs aux impressions indécises (en quête d’un « ton » neuf sans entrer dans « l’intelligence » des œuvres), directeurs de collection qui ne lisent pas vraiment ou privilégient les auteurs qu’ils connaissent déjà, effets des modes à court terme et des poncifs de l’époque (« ce qui ne s’écrit plus aujourd’hui »/ « ce qui doit s’écrire maintenant » – ces scènes obligées, porno par exemple, censées refléter la modernité des mœurs), arrière-pensées commerciales, stratégies des prix « littéraires », craintes des critiques patentés dont les préjugés font la loi, etc., sans parler des embouteillages d’un système de distribution saturé par l’inflation de tant de titres médiocres.
Je dis tout cela sans acrimonie. Il m’arrive souvent de penser que ce fut aussi une chance pour moi d’être difficilement publié : la parution sans obstacle et le succès précoce conduisent à écrire n’importe quoi, par besoin névrotique de « paraître », – la névrose en question pouvant d’ailleurs être financière. Il ne faut ni se prendre pour un « nauteur-notoire » si l’on est publié par un grand éditeur, ni douter de son génie si l’on est refusé par les sous-fifres de son service des manuscrits. Le S.E.I.C.P. (Système des Éditeurs Institués et Critiques Patentés) n’a rien à voir avec une Providence chargée de faire connaître les grands Classiques de notre époque : il faut fuir cette dépendance infantile qui fait espérer d’un « Néditeur » la consécration d’un Père littéraire… Avec ou sans éditeurs, en les aidant à nous aider s’ils sont bien disposés, en les court-circuitant s’ils sont défaillants, il faut aller au public, grand ou petit, par tous les réseaux possibles (dont Internet), en oubliant la chimère ambitieuse de devenir « auteur à succès » ou d’être érigé par le système en « prophète » multimédia pour notre temps.

■ Et alors ? Eh bien, contre vents et marées, l’écrivain doit écrire. Pas un jour sans une ligne, devise connue. Pas un jour sans un simple mot, ou même sans un silence, le silence de l’écrivain étant encore, comme celui du musicien, une façon de se signifier. Avoir confiance dans les lueurs qui nous traversent et que d’autres attendent de nous. Faire ses lignes, préparer ses signes, répondre aux appels venus du monde, ou du fond de soi, ou du murmure de Dieu-en-soi, qui sait ? Produire ses fruits, aveuglément parfois, en se laissant traverser par un vouloir dire encore obscur, mais que l’énoncé rendra lumineux, ou que le public révèlera lui-même en lui trouvant le sens qu’il cherchait, en « décachetant » le livre comme on ouvre une enveloppe pour y lire un message dont le messager ignorait la véritable teneur.
Être écrivain, c’est continuer d’écrire.
F.B.

3 commentaires:

JSH a dit…

"Ce sont les relations internes, les résonances qui se créent entre les parties et le tout, entre l’âme et le corps du texte, qui confèrent à l’œuvre sa puissance et sa vérité de Signe"

Effectivement, et le, souci et que pour percevoir cette densité, il faut s'en donner le temps, ce que les éditeurs ne font pas toujours, compte tenu de la vaste production littéraire,.

Autre point ; il faut de la consistance, oui, et encore davantage dans la fiction. Trop de littérature autocentrée, art-moderniste dans leur illusion de croire que le scandale ou la marge créé l'oeuvre, il me semble qu'un retour à "l'imaginaire consistant" sera bénéfique.

François Brune : a dit…

"L'imaginaire consistant" est un bon concept. Car l'imaginaire ne peut pas être n'importe quoi, là encore il y faut de la cohérence, et aussi de "l'illusion réaliste", mais qui ne se prenne pas pour de la reproduction du réel.
D'une façon générale, on peut renvoyer au Réel (au sens où la partie réfère au tout), mais on ne peut pas le "représenter" (ce serait une vaine tentative puisque le Tout ne saurait être saisi par ce ou celui qui n'en est qu'une infime partie!). La littérature n'est pas reproduction du réel, elle est essai sur le réel.

François Brune : a dit…

Précisions
1. En ce qui concerne l'expression "Pas un mot sans une ligne", elle vient du latin Nulla dies sine linea: c'est Pline qui rapporte ainsi une formule attribuée en réalité à un peintre (Apelle). Cela nous rappelle que l'écrivain est aussi quelqu'un dont la plume est un pinceau...

2. L'allusion que je fais à Nerval se promenant dans le parc de sa Maison de santé se trouve au Chap. VI de la Seconde partie d'Aurélia: "Je m'imaginai d'abord que les personnes réunies dans ce jardin avaient toutes quelque influence sur les astres [...] Je m'attribuai à moi-même une influence sur la marche de la lune [...] Mon rôle me semblait être de rétablir l'harmonie universelle par art cabalistique". Toute la suite est à lire, et notamment la profonde intuition des interactions qui existent entre toutes les parties et tous les êtres de l'univers: "Tout vit, tout agit, tout se correspond; les rayons magnétiques émanés de moi-même ou des autres traversent sans obstacle la chaîne infinie des choses créées".