samedi 19 janvier 2013

Le Songe des Arbres et la Rumeur qui passe [Éditions de Beaugies]


Le Songe des Arbres et la Rumeur qui passe


Un livre n’a qu’une existence semi-réelle. Certes, l’objet est bien réel, là, sur l’étagère. Mais ce qui y est écrit, qui est l’essentiel de sa « réalité », n’existe vraiment que dans la conscience du lecteur. Un texte qui n’est pas lu est un texte mort-né. Attention : il ne s’agit pas simplement de constater, banalement, que le livre n’existe que dans sa réception par un public, mais d’observer que cette réception elle-même est l’indispensable parachèvement de la représentation imaginaire que projette l’auteur sur le papier. Que celui-ci le veuille ou non, le lecteur est co-créateur de son œuvre.

Loin de seulement « prêter vie » à une œuvre toute faite, le lecteur élabore à chaque lecture, en donnant sens aux mots et aux phrases, une version personnelle qui n’existe que dans son for intérieur. Cette version personnelle, co-créatrice de l’œuvre, correspond plus ou moins au « vouloir dire » de l’auteur : elle peut le « déformer » ou l’enrichir, elle peut varier selon les heures, les humeurs, la subjectivité des récepteurs, mais c’est cette co-création seule qui fait accéder le livre à sa réalité (spécifique). Lorsque les versions personnelles convergent, bien qu’aucune ne soit totalement identique aux autres, elles peuvent aboutir à une « vérité collective » de l’œuvre ; mais celle-ci peut elle-même varier à travers les siècles… 

Un cas particulier est bien entendu celui de l’auteur qui se relit lui-même, sur le moment ou des années après. En redécouvrant tel ou tel écrit, il a souvent l’étonnante impression que son œuvre a changé. Qu’elle est datée, qu’elle a vieilli, qu’il n’entre plus dedans, ou au contraire qu’elle est « plus vraie » que jamais, que la réalité a dépassé sa fiction, etc. Il y perçoit en tout cas des aspects dont il n’avait pas bien conscience en l’écrivant, et observe, par exemple, que son texte ne signifie plus la même chose que ce qu’il croyait dire parce que, simplement, le sens des mots qu’il employait s’est modifié. Un simple exemple : quand j’ai parlé de « normalisation publicitaire », il y a trente ans, le mot était fortement connoté par le modèle soviétique. Aujourd’hui, le terme s’est affaibli, je dois retrouver des synonymes qui ne correspondent qu’approximativement : formatage, conditionnement, aliénation.

Un autre exemple, plus actuel : quand j’ai écrit et publié l’histoire de l’« Arbre migrateur », il s’agissait surtout pour moi d’une « fable à contretemps ». Si mon procès des modes et des rumeurs prescriptives prenait la forme d’un conte, soigné certes, je n’imaginais pas que ce serait cet aspect narratif/poétique qui séduirait d’abord les lecteurs, et particulièrement le jeune acteur qui l’a mis en scène à Avignon. Si bien que, ravi de cette expérience, j’ai écrit une suite à l’odyssée du Migrateur, « Le Fils de l’Arbre », dans une perspective sciemment littéraire, et publiée dans un autre recueil d’histoires « dissidentes » : Youm, le cheval qui lisait avec ses narines (cf. ma présentation du 31 mai 2011). Il me restait à trouver le moyen de regrouper les deux récits en un seul livre, ce qui fut le second objectif de l’AFBH-Éditions de Beaugies.

Le simple projet de regrouper ces deux textes en a, structurellement si j’ose dire, modifié la visée et la nature. Et pour ainsi dire, étoffé le sens, en mettant l’accent sur le caractère poétique de l’aventure racontée, ce que j’ai traduit par un nouveau titre : Le Songe des Arbres et la Rumeur qui passe. Ce sont toujours les mêmes récits, mais c’est une autre histoire, bien qu’elle n’ait pas changé, textuellement parlant… Des enfants de dix ans pourraient y trouver plaisir. Ce qui n’empêche pas le public de se centrer, s’il le préfère, sur une lecture idéologique de l’œuvre. Un livre n’est jamais achevé, puisque sa « réalité » dépend toujours de l’apport interprétatif de celui qui le reçoit, mais en même temps, toutes les lectures dont il bénéficie sont l’occasion de son propre renouveau.
F.B.