La première publication du Bonheur conforme date de mars 1981, aux éditions Gallimard. Il fut réédité en mai 1985, avec 80 pages supplémentaires. Puis à nouveau réimprimé en 1996. Du point de vue quantitatif, il s’agit d’un succès bien modéré (environ 8 000 exemplaires en un quart de siècle !). J’ai pourtant tout lieu de me réjouir de la qualité des lecteurs que j’ai eus et des nombreuses références qui ont fait de mon texte un petit classique de résistance humaine à l’idéologie de la consommation. Voici l’histoire de ce livre.
■ Coups du sort et faveurs du destin. En 1976, j’étais dans la terrible situation d’un auteur dont le livre invendu, les Mémoires d’un futur président, subit l’épreuve du pilon. Cependant, la publication de Marc, lycéen, puis de Marc, volontaire, ainsi que mes premiers articles dans la revue Esprit, devaient m’aider à « y croire quand même » : je savais pour quoi écrire, alors, j’écrivais… d’autant que le discours dominant de la France giscardienne ne manquait pas d’interpeller mes humeurs critiques. C’est ainsi qu’au printemps de 1977, je fus « saisi » dans le métro par une curieuse affiche publicitaire qui exhibait, assis sur une moquette, un jeune éphèbe en slip Mariner occupé à lire Le Monde, avec pour slogan explicatif : Être bien, c’est ça. Je fis donc, pour Esprit, un billet humoristique montrant que, dans cette affiche, l’exhibitionnisme consistait surtout à faire du Monde un substitut phallique (cf. Le Bonheur conforme, pp. 22-24). Quelle impudeur en effet ! La réponse du Monde ne se fit pas attendre : deux mois plus tard, je reçus d’Anne Rey, responsable des pages Radio-Télé du Monde… une invitation à faire sur les spots télévisés des analyses de ce type, appelées à paraître dans les pages du samedi ! On ne refuse pas une pareille proposition quand on se sent plein de choses à dire. Je me mis donc à examiner les publicités et à écrire nombre d’articles critiques, d’où allait découler la publication du Bonheur conforme, dédié à Anne Rey, qui m’avait si bien « mis au Monde »…
■ Genèse du livre. Ma position critique à l’égard des publicités, et plus exactement du système publicitaire, ne provenait pas seulement de mon appartenance à la « galaxie Gutenberg ». Elle venait de plus loin, et en particulier du cours sur la publicité auquel j’avais assisté, en 1963-64, lorsque j’étais élève à HEC. J’avais alors été révolté par l’exposé suffisant que nous faisaient les publicitaires des divers procédés dont ils usaient pour conduire le troupeau des acheteurs dans les mangeoires de la consommation. Devenu professeur de français en 1968, après m’être exercé à l’explication de texte et avoir lu R. Barthes, j’étais enfin armé pour analyser le « discours publicitaire » et en dépister la logique profonde, qui est de pervertir et d’anesthésier les consciences, aux antipodes de ma mission d’enseignant, qui visait à les éveiller et structurer pour qu’elles soient capables de liberté. C’est dans cet esprit qu’en 1971, j’avais fait avec mes élèves une étude d’images publicitaires déjà assez « pointue ». En 1977, j’abordais donc avec une certaine jubilation la tribune que m’offrait Le Monde : j’allais pouvoir user de l’ironie pour démythifier la publicité. Thomas Ferenczi, qui avait remplacé Anne Rey, allait me couvrir de son autorité contre les mécontentements que ne manquèrent pas de manifester certains annonceurs…
C’est cette expérience « journalistique », quatre ans durant, qui m’apprit que les publicités ne sont pas des messages qui pleuvent au hasard, comme des météores, dans le champ socio-économique : elles forment bien un système, et ce système est au service d’une idéologie. J’ai acquis si l’on veut un regard « structural » sur cette profusion apparemment désordonnée, qui me conduisit de plus en plus à faire des articles de fond, par exemple sur « Le piège à plusieurs voix » ou « La normalisation publicitaire ». Normalisation en douceur, certes, mais pas foncièrement différente dans ses effets de la « normalisation » dont on parlait le plus souvent alors, celle des pays de l’Est en proie au totalitarisme stalinien.
Autre enseignement : s’il est flatteur d’écrire dans Le Monde, il faut savoir qu’on s'y trouve en quelque sorte « mondifié ». Les lecteurs qui se plaignent commencent souvent par la formule : « Je lis, dans les colonnes du Monde, que… ». Tout auteur d'un article contribue à constituer le « discours » du journal. Et lorsque le journal a un « Service publicité » qui lui transmet les réactions peu amènes issues des milieux publicitaires, on comprend que la liberté des « publicritiques » soit menacée. Effectivement, fin 1981, on me fera comprendre que mes articles, même réduits à quelques lignes, ne trouvent plus de place dans le quotidien.
Je sentais tout cela dès 1979. Mes articles étaient appréciés et j’aurais pu, avec les notes et analyses que j’avais accumulées, en publier trois fois plus. Un livre s’imposait à moi, une sorte de vaste « mythologie » sur la publicité, dans le style d’un R. Barthes qui eût été moraliste. Un texte, non de publiphobie aveugle, mais de démystification intelligente… Il me restait, avant de le mettre au point, à en proposer le projet à un éditeur : je pensais naturellement au Seuil, dont les locaux étaient très proches de ceux de la revue Esprit.
■ Petite odyssée d’une publication. Début décembre 79, donc, je prends rendez-vous avec J.-Cl. Guillebaud, à qui j’avais envoyé le recueil de mes articles. L’idée lui paraît bonne, et il me demande de résumer mon propos, à l’intention de ses collaborateurs. Je fais un plan assez détaillé, que je lui dépose début janvier. Mon sentiment est alors que mon livre est fait, je n’ai plus qu’à l’écrire… Malheureusement, le comité de lecture refuse de s’engager. Comme je crois en mon projet, je propose à J.-Cl. Guillebaud de revenir le voir avec le manuscrit, ce qu’il accepte. Je lui soumets donc mon texte quasi achevé en mai 1980. Nouveau refus. J’apprends au passage que l’avis d’un de ses collaborateurs se limitait à cette sentence en deux mots : « Non : boy-scoutisme ». C’était l’époque où les élites soixante-huitardes, entrant en connivence avec l’hédonisme publicitaire, allaient bientôt basculer dans le néo-libéralisme naissant, comme le montrera bientôt « l’évolution » d’un quotidien nommé « Libération ».
Qu’importe : je mets la dernière main à mon manuscrit, provisoirement intitulé « Seize études sur la normalisation publicitaire ». J’en dépose des exemplaires chez divers éditeurs le 5 ou 6 juillet, dont un chez Gallimard - on ne sait jamais ! Et voici que début septembre, après plusieurs refus, je reçois un appel téléphonique des éditions Gallimard : les lecteurs ont salué la qualité et l’actualité de cet essai, et l’on s’empresse de me demander de ne pas signer de contrat ailleurs. La divine surprise dont rêve tout écrivain en herbe ! Il faut savoir qu’au même moment, mon manuscrit était entre les mains d’Antoine Gallimard, chargé de la publicité de la maison : celui-ci me confia, un peu plus tard, qu’en cas de désaccord, il conservait toute latitude de refuser le livre… La parution fut programmée pour mars 1981. Entre-temps, à la demande de Roger Grenier et J.-B. Pontalis, qui avaient lu et retenu mon essai, j’avais choisi un titre plus parlant : « Le Bonheur conforme, essai sur la normalisation publicitaire ».
■ Réception du livre.À court terme. Dans l’édition de 1985 (pp. 190-95), j’ai évoqué quelques critiques faites à mon essai, révélatrices de la pénétration de l’idéologie publicitaire, y compris dans les milieux dits « de gauche ». Le silence de Libération ou du Nouvel Observateur n’étonnera donc personne. Du côté des médias, j’eus la chance d’être invité par Pierre Bouteiller à exposer ma thèse (lequel me fera venir à nouveau en 1985). Et ce fut tout, à l’exception de mes « débuts à la télé » le 5 mai 1981, dans l’émission Passez donc me voir qu'animait un certain… Philippe Bouvard : une douzaine de minutes où celui-ci me cuisina avec plus ou moins de pertinence. Il est vrai que je suis à nouveau « passé à la télévision » en mars 1982 dans le cadre du documentaire « Petits clients et gros marchés », ainsi que dans l’émission « Droit de réponse » du 26 mai 1984. Mais Le Bonheur conforme n’a pas vraiment été « médiatisé » à sa parution comme il aurait pu l’être par un passage chez B. Pivot (« Apostrophes ») ou Jacques Chancel (« Radioscopie »).
En revanche, j’ai pu passablement m’exprimer dans le cadre de divers réseaux militants. Dans Que choisir ? par exemple (Tribune : « Toutes les publicités sont mensongères »), ou dans certaines « radios libres ». Ma surprise d’auteur fut de voir que, si j’avais pensé écrire pour un public indifférencié, ce furent surtout des femmes (féministes ou non) et des éducateurs qui manifestèrent leur intérêt pour mes analyses, me demandant souvent des interventions ou des articles d’approfondissement. La résistance à l’agression publicitaire se situait bien là où se trouvaient ses principales cibles : du côté de la femme et de l’enfant.
À long terme. Durant la décennie 1981-1991, je me suis trouvé pratiquement le seul intellectuel "publiphobe" susceptible d’intervenir dans les débats, tandis que la pieuvre publicitaire étendait ses tentacules, n’ayant fait qu’une bouchée du « socialisme » mitterrandien. Je me sentais proche de Sisyphe qui persiste à hisser son rocher qui retombe. Telle était pourtant la situation. Alors que j’imaginais, en 1981, ne publier qu’une œuvre de circonstance, je m’apercevais au fil des années que mes analyses (prolongeant d’ailleurs celles de Baudrillard) tenaient bon : j’étais bien allé au cœur du système et de son idéologie ; mon livre continuait d’aider à des prises de conscience, on s’y référait, et cela durera bien après la fondation de l’association RAP (« Résistance à l’Agression Publicitaire » en 1992). Je me déplaçais donc régulièrement pour des petites conférences et interventions : le moindre des devoirs de l’auteur responsable, c’est de répondre aux questions que posent ses prises de position. Mais cela peut user à la longue. Par chance, dans les années 1990, Yvan Gradis, RAP, Casseurs de pub, et d’autres mouvements militants prirent le relais…
■ Fécondité et servitudes du militantisme. Des articles m’avaient conduit à écrire un livre militant. Ce livre m’obligea, puisqu’on me demandait d’autres articles, à poursuivre ma réflexion sur le système publicitaire et ses conséquences dans tous les domaines (publicité et pseudo-culture ; publicité et pollution ; publicité et tiers-monde, cf. le dossier que je fis pour Frères des hommes « Une seule Terre, une seule Pub ? », en 1983 ; publicité et médias, etc.). Je prenais la mesure du rôle extrême que jouent partout, au niveau individuel aussi bien que collectif, ce que sont les idéologies dominantes. C’est ainsi que se préparait en moi la critique du "discours anonyme" d'où découlera mon essai « Les Médias pensent comme moi ! », de même que j’avais longuement repensé les leçons du 1984 d’Orwell (voir Sous le soleil de Big Brother).
Cependant, l’activité militante a pu aussi partiellement stériliser mon travail d’écrivain. On est vite conduit à répéter ce que l’on a dit, à écrire des tribunes polémiques au détriment des analyses approfondies, à se faire instrumentaliser aussi par des militants de bonne foi qui préfèrent faire parler l’auteur que de le faire lire (voire de le lire eux-mêmes !). Enfin, il y a le danger d’être prisonnier d’un seul livre, ou d’une « inspiration » trop marquée par cet engagement, alors qu’on se sent appelé à écrire d’autres textes (les uns pédagogiques, les autres plus littéraires) qui exigent le temps de les méditer, de les mûrir, de les écrire… lors même qu’on ignore s’ils seront un jour publiés. Voir à ce sujet mon billet sur « Mes autres livres passés ou à venir ».