jeudi 31 juillet 2008

De l’Idéologie, aujourd’hui (2004-2005)



Sous-titré Analyses, parfois désobligeantes, du « discours » médiatico-publicitaire, ce livre a vu le jour aux éditions Parangon en février 2004. La nouvelle édition, augmentée d’une cinquantaine de pages, a suivi en octobre 2005.

■ Genèse et circonstances. Il m’est enfin arrivé un beau jour une chose étrange : un éditeur m’a commandé un livre ! Je venais de faire une intervention intitulée « Pour une société de frugalité », au colloque qui eut lieu à Lyon fin septembre 2003, sur le thème « objectif décroissance ». C’est alors que Bernard Delifer, des éditions Parangon, m’aborde et me déclare : « On aimerait publier un “François Brune” ». Pris de court, je réponds : « Mais… j’ai déjà tout dit ! » Il me semblait en effet que mes précédents essais, et la bonne douzaine d’articles de fond que j’avais publiés depuis dans Le Monde diplomatique, Casseurs de pub et diverses revues, avaient en quelque sorte épuisé ma veine. Que dire d’autre, sans tomber dans la fâcheuse pratique du « copier-coller » ? J’avais pourtant écrit un jour « La merveilleuse chance de la littérature, c’est qu’il n’y a pas seulement des choses à dire : il y en a surtout à répéter. » J’étais pris au mot !

À vrai dire, deux décennies d’alternance entre des livres engendrant des articles, et des articles débouchant sur des livres, m’inclinèrent à penser qu’il était peut-être temps pour moi de faire une nouvelle synthèse de mon propos. Certaines de mes interventions m’avaient conduit à approfondir, à partir d’exemples nouveaux, des points insuffisamment développés dans mes livres. J’appréhendais de mieux en mieux la réalité de l’omniprésence d’une même idéologie, à travers les multiples manifestations du discours socio-politique. Cela m’avait justement conduit à écrire pour le Monde diplomatique un article intitulé : « De l’idéologie, aujourd’hui ». Je repris donc ce titre, avec son éclairage, pour constituer non pas un simple recueil d’articles, mais un nouvel ouvrage ayant sa visée spécifique. Et me suis mis au travail, en revisitant et remaniant les textes que j’avais déjà publiés, et en en ajoutant de nouveaux (cf. les Chapitres : « Le Verbe à la radio », « Une éthique de la manipulation ? », « Ces événements qui n’existent pas », « Pensée unique et dogmatisation du réel »).

■ Un phase très militante. La publication de ce livre, le lancement de la revue La Décroissance, les manifestations « anti-pub » de 2004, les articles et interventions que je fus amené à faire en la circonstance, sans parler de certains « événements » fertiles en « discours dominant » (la mort du Pape, le tsunami, le faux attentat du RER D, le référendum sur le Traité Constitutionnel Européen), firent de ces années pour moi une phase d’écriture militante. Avec toujours cette double sensation : le bonheur de s’engager par des écrits qui marquent / la lassitude de se perdre dans de simples textes « de circonstance »…
Comme, dans la foulée, j’ai publié deux autres livres chez Parangon (Médiatiquement correct ! et L’Arbre migrateur, voir plus loin), et que ceux-ci ne soulevèrent pas l’enthousiasme des foules, j’avoue qu’en 2006 j’éprouvais une certaine fatigue d’auteur militant (fatigue due aussi au travail de révision que je venais d accomplir sur L’Intelligence de l’explication de texte, ouvrage signé « Bruno Hongre », que les éditions Ellipses m’avaient fait l’honneur de re-publier).

■ Textes et prétextes. Cette « fatigue militante » est sans doute l’occasion d’évoquer, en dehors même des articles où l’on vous demande de répéter vos thèses, la servitude que représentent les interventions orales qui font désormais partie du « métier d’auteur ». Il se trouve que, durant ces 7-8 dernières années, j’ai largement dépassé la centaine de conférences, « interviews » de fond, interventions dans des débats, etc. Au point d’avoir parfois l’impression que les textes que l’on a éprouvé le besoin d’écrire ne sont plus, aujourd’hui, que des prétextes à l’injonction de parler… Entendons-nous :
- D’une part, tout auteur responsable doit répondre de ce qu’il écrit. Publier, c’est aller au public. Il n’est pas bon que la communication ait lieu à sens unique, et qu’un écrivain – notamment un essayiste – prétende se dérober au « devoir d’échange », quelle que soit l’importance des publics. Et ceci, indépendamment de toute promotion commerciale, même s’il est difficile aux auteurs de n’y pas penser en se rasant… Ces échanges sont le plus souvent fructueux, ils peuvent déclencher des prises de conscience précieuses, et il est vrai que l’orateur peut ajouter à son message la chaleur de sa présence ou la valeur de son témoignage, non sans atténuer, préciser, compléter ou renforcer son propos. Encore faut-il que la « vie » du débat ou le « brio » de la conférence ne se substituent pas à la profondeur de l’analyse, à la spécificité de l’écrit.
- D’autre part, en effet, rien ne peut remplacer le texte. Sauf à lire ce qu’on a écrit, lorsqu’on intervient comme orateur, on est nécessairement plus imprécis, plus approximatif. Que la parole tente de séduire (par l’humour) ou de mobiliser (par la diatribe), elle n’a pas la pertinence de l’écrit. Lorsque l’on est invité à parler dans des milieux militants, on a parfois le sentiment d’être appelé à renforcer des préjugés critiques plutôt qu’à contribuer à des réflexions de fond. On s’imagine que l’on vient débattre d’un texte supposé déjà lu, alors qu’on attend de vous un résumé qui dispense de le lire. Si bien qu’en consacrant l’empire de l’audiovisuel, on se fait « consommer » en tant qu’intervenant-prétexte, alors qu’on croyait « donner à penser » à partir d’écrits longuement médités... Et le public (complice ?) méconnaît le livre au moment même où il vient écouter l’écrivain !
On comprend que ces impressions puissent engendrer une certaine lassitude. Il est temps de revenir à l'acte d'écrire...
F.B.

mardi 29 juillet 2008

Sous le Soleil de Big Brother (1983/2000), précis sur 1984 à l’usage des années 2000



La première mouture de cette étude a paru en décembre 1983, aux éditions Lettres modernes, sous le titre 1984, ou le règne de l’ambivalence. Il s’agissait pour moi d’analyser en profondeur le chef-d’œuvre d’Orwell, à l’encontre des interprétations superficielles qui, en le réduisant à un pamphlet anti-stalinien, le saluaient à l’époque comme un livre à la fois prophétique et dépassé.
En 2000, considérant Orwell plus actuel que jamais, j’ai donc repris et enrichi mon essai. Il me paraissait essentiel d’établir qu’en dépit de la faillite des pays de l’Est, le roman d’Orwell demeurait une illustration fascinante des phénomènes de pouvoir collectif. D’où les nouveaux titre et sous-titre que j’ai choisis pour procéder à cette nouvelle édition, chez L’Harmattan.

■ Genèse. Parmi les ouvrages essentiels du XXe siècle dont j’estimais devoir transmettre les « leçons » à mes étudiants, il y avait Le Meilleur des Mondes et 1984. Mon collègue et ami Paul Lidsky, au cours des années 1970, pratiquait de même. Ayant publié ensemble un « Jacques Brel », dans la collection « Profil d’une œuvre », chez Hatier, nous avons alors eu l’idée d’y faire paraître une présentation de « 1984 », à l’approche de cette date fatidique. Notre projet intéressa la direction éditoriale mais fut écarté par la direction commerciale, au motif (nous dit-on) qu’un livre intitulé « 1984 » serait démodé en 1985…

Paul renonça. J’aurais fait de même si le projet, ayant pris corps en moi, ne m’avait paru éminemment salutaire. Je me mis donc au travail, me sentant le désir et la capacité de « faire parler » cette œuvre qui me parlait, c’est-à-dire d’écrire un véritable essai sur 1984, et non une simple présentation du roman.
J’ai écrit rapidement, dans une sorte d’allégresse spirituelle, ayant le sentiment de rédiger le « meilleur » de mes livres, tant j’en avais mûri – depuis longtemps – la substance. J’étais tout à fait en phase avec Orwell, avec les éclairages qu’il apportait sur les jeux du pouvoir, des idéologies dominantes, et des servitudes complices.
En septembre 1983, le manuscrit était achevé. Il illustrait très exactement la thématique que je résumerai dans la quatrième de couverture de la version de l’an 2000, que je me permets de reproduire ici :

« L’homme est un animal de pouvoir. Il se plaît à discipliner (les corps), à normaliser (les consciences), à terroriser (les âmes). À séduire pour manipuler, à surveiller pour punir, à toujours réduire l’autre pour le mettre à la merci de soi.
L’homme est un animal de pouvoir collectif. C’est au sein de hiérarchies, de castes ou de classes, qu’il légitime son désir d’écraser. C’est à l’abri d’identités collectives qu’il s’offre les sombres plaisirs de l’intolérance majoritaire. C’est au cœur d’organisations, fussent-elles militantes, qu’il apprend la hiérarchie (au nom de l’Égalité), la répression (au nom de la Liberté), et la haine (au nom de la Fraternité). « On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution, on fait une révolution pour établir une dictature » (Orwell).
Impérialismes et consensus se prêtent main-forte. La « servitude volontaire » a pour secrète jouissance de prendre part à l’oppression du système. Le minoritaire qui rallie l’écrasante majorité justifie la tyrannie du nombre. Volonté de puissance et pulsion de soumission, inscrites au cœur de l’être humain, aboutissent toujours à la déshumanisation de l’homme.
Face aux pouvoirs qui nous menacent, ou qui nous tentent, l’auteur de 1984 nous engage au devoir d’irréductibilité.
Demeurer rebelle reste le seul moyen de demeurer humain… »

Et demeurer humain conduit le plus souvent à demeurer rebelle…

■ Odyssée… Mon livre a failli sombrer avant de prendre la mer. Pensant qu’il n’avait vraiment de chance d’être lu qu’en paraissant courant 1984, j’avais pris contact avec le directeur de la collection Idées, François Erval, au mois de juin 83. Celui-ci me dit son intérêt, et je crus qu’il s’engageait. En septembre, je lui dépose donc le manuscrit. Il me fait attendre. Je le rencontre, il me parle vaguement de mon travail, me dit de revenir. En octobre, même scénario. Je comprends alors que ce Monsieur, qui dispose chez Gallimard d’un bureau personnel dont il a la clef, n’est plus qu’un homme de lettres paresseux, qui ne lit pas les manuscrits, mais se plaît à faire tourner les auteurs autour de lui. J’alerte alors Antoine Gallimard, qui fait le nécessaire pour que l’on me rende mon texte, auquel d’ailleurs il manque des pages égarées par F. Erval, les seules qu’il ait sans doute emportées chez lui pour les lire. Il ne me reste plus qu’à reprendre la course aux éditeurs ! J’ai perdu six mois.
Mon manuscrit atterrit bientôt chez Minard, éditeur universitaire (Archives des Lettres modernes). Celui-ci retient le livre et s’empresse de le publier, pour la bonne raison que 1984 figure cette année-là au programme de l’agrégation d’anglais. Mon texte bénéficiera donc d’un succès satisfaisant, quoique purement universitaire. À noter que cet éditeur lui aussi joue à l’homme de pouvoir qui décide du sort des auteurs, et refuse, non seulement de leur acquitter des droits, mais de les informer même du devenir de leurs livres. Je devrai lui envoyer l’huissier pour obtenir gain de cause, et savoir que mon texte se sera écoulé à près d’un millier d’exemplaires. Je livre ici ces anecdotes dans la mesure où elles peuvent édifier les auteurs en herbe…

■ Situation actuelle. La double page qu’Ignacio Ramonet et moi-même avons publiée sur Huxley et Orwell dans le Monde diplomatique d’octobre 2000 a naturellement valu une certain nombre de lecteurs à mon « Précis sur 1984 ». Cela m’a également conduit, une fois de plus, à faire quelques interventions et articles. Je suis très heureux d’avoir peut-être franchi, depuis bientôt 25 ans, le cap des trois mille livres vendus. Cependant, j’ai l’immodestie coupable d’estimer que ce n’est pas assez. Non pas par appât du gain, bien sûr, mais parce que j’ai donné dans ces pages quelques éléments essentiels de ce qui constitue mon « humanisme », ma « foi en l’homme malgré l’homme » ou encore, si j’ose reprendre la précieuse formule de J. Brel, « cette forme d’amour qui me tient debout dans la vie ». Je me permets de renvoyer en particulier à ma conclusion (– le « pour quoi » du livre –), dont le texte a été repris dans la double page du Monde diplomatique dont je parlais ci-dessus, sous le titre « Rebelle à Big Brother ». Je n’en renie pas un mot.

N. B.
Il se trouve que, depuis peu, les éditions L’Harmattan ont signé avec « Google livres », un contrat qui permet de publier sur Internet environ 10% de chaque livre, avec quelques précisions qui permettent au visiteur de se faire une idée du contenu et du message. Sous le Soleil de Big Brother et « Les Médias pensent comme moi ! » ont fait l’objet de ce traitement. Je dois dire que je suis partagé sur cet état de fait :
- D’une part, cette saisie étant faite de façon aléatoire, les pages sont choisies au hasard, sans être mises en perspective avec le sens général du livre. Les extraits des supposés "meilleurs passages" ne font pas la distinction entre ce qu'écrit l'auteur de l'ouvrage et les citations qu'il fait d'autres écrivains. Les titres sont parfois mal typographiés, et il se trouve des erreurs comme le fait de faire passer pour "Quatrième de couverture" l’une des pages finales de l'ouvrage (mais pas la bonne !). Cette impossibilité pour l'auteur d'intervenir sur ce que l'on fait de son texte n'est d'ailleurs pas étrangère à la décision que j'ai prise de présenter moi-même mes oeuvres sur ce site.
- D’autre part, il faut bien constater que les aléas de l’édition et l’impéritie de certains éditeurs font qu’une certain nombre de livres, bien qu’officiellement « publiés », sont hors de portée du public qui en ignore l’existence (distribution insuffisante ; mise en place invisible dans les rayons des librairies ; silence des critiques ou des médias). De ce point de vue, l’existence de Google Livres est une bonne initiative, dans la mesure où elle offre aux lecteurs la possibilité de prendre connaissance, en les « feuilletant », de livres dont c’est la seule chance d’être (re)-connus. Encore faudrait-il que les auteurs aient la liberté d’intervenir dans cette pratique pour en faire l’équivalent de la publication de « bonnes feuilles ».
F.B.

dimanche 27 juillet 2008

« Les Médias pensent comme moi ! » (1993/1997), fragments du discours anonyme



Paru en février 1993 aux éditions L’Harmattan, cet essai a fait l’objet d’une nouvelle édition augmentée en 1997. Son succès m’a d’autant plus surpris que j’avais frappé en vain, pendant près de deux ans, aux nombreux portails des éditeurs patentés. Le manuscrit a été refusé partout, au point que je doutais d’avoir fait œuvre utile et que j’étais sur le point de renoncer, bien que je ne renonce jamais...


■ Genèse du livre. La parution du Bonheur conforme m’avait conduit à « produire » de nouveaux articles, par exemple dans Le Monde diplomatique (en janvier et avril 1986), mais aussi dans diverses revues. Ces textes, où l’on reprend fatalement ce qu’on a déjà dit, sont aussi l’occasion d’approfondir parfois ou d’élargir l’analyse critique, en tenant compte d’observations nouvelles. Ainsi, je n’avais pas de peine à voir la « philosophie » publicitaire se diffuser dans l’ensemble des médias, et partant de là, à susciter un discours quotidien, faussement personnel, que propageaient à leur insu « les gens », – les gens… dont "je" fais partie ! L’idéologie dominante devenait une idéologie ambiante. Il y avait une sorte d’"inconscient du système" qui se manifestait à travers les multiples émergences de ce que l’on pouvait décrire comme un « discours anonyme ». J’accumulais des notes où j’en saisissais des linéaments, la difficulté étant de les mettre en relation les uns avec les autres. Mon propos était « d’envelopper par des éclairages successifs le discours qui nous enveloppe », en procédant de façon spiralée, par des mini-analyses concrètes, de slogans, d’émissions télévisées, d’expressions à la mode, d’images récurrentes, de rhétoriques politiques, etc. Tous ces « fragments du discours anonyme » semblaient viser à « dépersonnaliser » le citoyen pour le soumettre aux impératifs de l’ordre socio-économique. Cette triste réalité de notre "démocratie avancée", pour reprendre une expression giscardienne, était précisément contraire à ma philosophie « personnaliste », et à ce que je me proposais d’apporter à mes enfants comme à mes élèves dans l’édification de leur « moi ». Je me sentis donc appelé à dépister les pièges du discours anonyme pour contribuer à libérer la parole personnelle, en effectuant des « démystifications » s’inscrivant dans le sillage des Mythologies de R. Barthes. .

■ De l’écriture à la publication : le parcours du combattant. Mûri de 1985 à 1990, et partiellement nourri de textes déjà publiés, mon livre sera rapidement écrit. En septembre 1991, je le dépose chez Gallimard. En octobre, il est refusé. J’apprends par un membre du comité de lecture qu’on a dit du texte qu’il n’apportait rien de nouveau ; celui-ci m’indique que je n’ai pas été lu par les précédents lecteurs du Bonheur conforme, et que j’aurais mieux fait de leur adresser mon texte directement (le Comité de lecture refusant presque tous les manuscrits, la voie royale consiste à passer par un Directeur de collection...). Je tente le Seuil : nouveau refus ; un responsable me déclare aimablement que le Seuil ne rentabilise une publication qu’à partir de 3000 exemplaires vendus : or, on juge que mon livre n’obtiendra pas ce score.
Je m’accroche malgré tout : j’envoie partout des exemplaires de mon manuscrit. Partout on me le retourne...
Je ne savais plus à quel saint me vouer lorsque Serge Latouche, qui entre-temps m’avait de lui-même écrit pour saluer Le Bonheur conforme, m’apprend que son ami René Gallissot s’apprête à diriger une nouvelle collection chez L’Harmattan, « L’homme et la Société ». J’envoie donc mon livre à René Gallissot, qui l'examine et le retient aussitôt . C'est même lui qui trouve ce titre qui m’enthousiasme et qui favorisera le succès du livre : « Les Médias pensent comme moi ! ». Mon intitulé provisoire était en effet « Fragments du discours anonyme » ; ce n’était guère « porteur » comme disent les annonceurs ; mais la plupart de mes analyses soulignant le rôle des médias dans la diffusion d’un discours « anonyme » qui se croit « personnel », René Gallissot trouva avec ce titre un énoncé ironique qui, bien mieux que porteur, fut avant tout pertinent.

■ Profession de foi. L’objet de mon essai étant de mettre au jour les « présupposés » qui nourrissent, à leur insu, les diffuseurs du discours anonyme, je ne pouvais pas jouer au sujet transcendant qui n’est traversé par aucun pré-jugé. J’ai donc estimé nécessaire et légitime d’énoncer en conclusion du livre la philosophie qui sous-tendait mes jugements de valeur. Je la reproduis ici, à toutes fins utiles :
« La philosophie sous-jacente à mes analyses est précisément le personnalisme d’Emmanuel Mounier, dans lequel je m’inscris délibérément. Ma critique de l’individu anonyme n’aurait guère de sens si elle ne se fondait sur cette foi en la personne humaine, en sa conscience et en sa liberté, que j’essaie de défendre à tout prix. Il m’est arrivé d’opposer à la société de consommation son inverse qui serait une "société de contemplation", axée sur les valeurs d’authenticité et d’intériorité, de distance critique ou poétique, d’engagement pensé et de solidarité lucide. Je m’enfonce dans cette hérésie anti-moderniste. Le bonheur n’est pas dans l’euphorie du produit ou dans la folie du spectacle. Il ne peut être que dans le sens conscient que chacun peut chercher, donner à sa vie, à ses joies comme à ses peines. L’existence vraie consiste à pratiquer des valeurs plutôt qu’à consommer des signes. La contemplation du réel, la méditation sur l’être des choses et l’être des êtres, sont tout le contraire de cette appropriation fictive du monde qu’offrent les images médiatiques. La vie humaine est création. Et c’est ce pouvoir créateur que sape l’imprégnation des esprits par le discours anonyme. »
Cette profession de foi, que l’on pourrait croire destinée à « édifier » le lecteur, n’a d’ailleurs pas manqué d’être critiquée, voire moquée. Un intellectuel crypto-marxiste a vu dans la seule référence à Mounier l’indice d’un humanisme régressif parce que spiritualiste, point de vue également fort « édifiant » !


■ Journalisme et écriture journalistique. Le succès de mon essai sur le « discours anonyme », coïncidant avec la naissance de l’association Résistance à l’Agression Publicitaire (dont je fus co-fondateur avec Yvan Gradis et René Macaire), a relancé mon activité d’écrivain « engagé ». Je suis sorti d’une petite « traversée du désert », d’une solitude critique lourde à porter, dans la mesure où l’évolution socio-politique de la France allait dans le sens exactement contraire de ce à quoi j’aspirais (d’où « l’à quoi bon écrire ? » qui s’emparait de moi). Tout à coup, je fus donc heureux (et flatté !) de trouver des amis, au sein de RAP ou de mouvements convergents, qui se référaient aux analyses du Bonheur conforme ou des « Médias pensent comme moi ! », et redonnaient ainsi du sens à mes écrits militants, – d’autant que, parallèlement, j’étais appelé par Ignacio Ramonet à collaborer régulièrement au Monde diplomatique (j’y ai publié depuis une trentaine de pages, dont "Violences de l'idéologie publicitaire" en août 1995). L’un de ces articles, en mai 2001, a d’ailleurs fait un tableau du renouveau de la résistance au système publicitaire (« De l’organisation de la résistance »). En 1999, c’était l’association Casseurs de pub qui se lançait avec fracas, me demandant aussi ma participation. Cela ne m’empêcha pas, de 1994 à 98, de consacrer des heures et des heures à la rédaction de mon Dictionnaire portatif du bachelier ; mais j’avoue que j’aspirais à l’heure de la retraite pour pouvoir répondre à « l’appel » nouveau, quasi structurel, du « militantisme journalistique ».

Cette forme d’écriture m’a stimulé : la garantie d’être publié libère le potentiel d’écriture que l’on porte en soi, de même que la coalition des refus d’éditeurs désespère l’écrivain dont l’existence, alors, ne lui paraît pas plus « nécessaire » que ses écrits. Mais l’écriture journalistique, si elle permet d'avancer, a aussi ses limites et ses pesanteurs, comme je l’ai déjà souligné à propos du Bonheur conforme. Il est parfois harassant de s’entendre réclamer de nouveaux textes où il vous faut redire une fois de plus ce que vous avez cru écrire une fois pour toutes. Le journalisme ayant pour objet de rapporter ce qui paraît nouveau (les « nouvelles »), il m’a souvent paru paradoxal d’intervenir dans des journaux pour des articles de fond qui analysent justement ce qui ne change pas (cf. la présentation de De l’idéologie aujourd’hui). Par ailleurs, il y a toujours le risque de se perdre en textes de circonstances, aux dépens de l’œuvre – peut-être inaccessible –, qu’il faudrait aller chercher au fond de soi, en répondant à cet appel secret, ténu mais tenace, que couvre de son bruit interne l’impatience de publier pour publier…
F.B.

jeudi 24 juillet 2008

Le Bonheur conforme (1981/1985), essai sur la normalisation publicitaire



La première publication du Bonheur conforme date de mars 1981, aux éditions Gallimard. Il fut réédité en mai 1985, avec 80 pages supplémentaires. Puis à nouveau réimprimé en 1996. Du point de vue quantitatif, il s’agit d’un succès bien modéré (environ 8 000 exemplaires en un quart de siècle !). J’ai pourtant tout lieu de me réjouir de la qualité des lecteurs que j’ai eus et des nombreuses références qui ont fait de mon texte un petit classique de résistance humaine à l’idéologie de la consommation. Voici l’histoire de ce livre.

■ Coups du sort et faveurs du destin. En 1976, j’étais dans la terrible situation d’un auteur dont le livre invendu, les Mémoires d’un futur président, subit l’épreuve du pilon. Cependant, la publication de Marc, lycéen, puis de Marc, volontaire, ainsi que mes premiers articles dans la revue Esprit, devaient m’aider à « y croire quand même » : je savais pour quoi écrire, alors, j’écrivais… d’autant que le discours dominant de la France giscardienne ne manquait pas d’interpeller mes humeurs critiques. C’est ainsi qu’au printemps de 1977, je fus « saisi » dans le métro par une curieuse affiche publicitaire qui exhibait, assis sur une moquette, un jeune éphèbe en slip Mariner occupé à lire Le Monde, avec pour slogan explicatif : Être bien, c’est ça. Je fis donc, pour Esprit, un billet humoristique montrant que, dans cette affiche, l’exhibitionnisme consistait surtout à faire du Monde un substitut phallique (cf. Le Bonheur conforme, pp. 22-24). Quelle impudeur en effet ! La réponse du Monde ne se fit pas attendre : deux mois plus tard, je reçus d’Anne Rey, responsable des pages Radio-Télé du Monde… une invitation à faire sur les spots télévisés des analyses de ce type, appelées à paraître dans les pages du samedi ! On ne refuse pas une pareille proposition quand on se sent plein de choses à dire. Je me mis donc à examiner les publicités et à écrire nombre d’articles critiques, d’où allait découler la publication du Bonheur conforme, dédié à Anne Rey, qui m’avait si bien « mis au Monde »…

■ Genèse du livre. Ma position critique à l’égard des publicités, et plus exactement du système publicitaire, ne provenait pas seulement de mon appartenance à la « galaxie Gutenberg ». Elle venait de plus loin, et en particulier du cours sur la publicité auquel j’avais assisté, en 1963-64, lorsque j’étais élève à HEC. J’avais alors été révolté par l’exposé suffisant que nous faisaient les publicitaires des divers procédés dont ils usaient pour conduire le troupeau des acheteurs dans les mangeoires de la consommation. Devenu professeur de français en 1968, après m’être exercé à l’explication de texte et avoir lu R. Barthes, j’étais enfin armé pour analyser le « discours publicitaire » et en dépister la logique profonde, qui est de pervertir et d’anesthésier les consciences, aux antipodes de ma mission d’enseignant, qui visait à les éveiller et structurer pour qu’elles soient capables de liberté. C’est dans cet esprit qu’en 1971, j’avais fait avec mes élèves une étude d’images publicitaires déjà assez « pointue ». En 1977, j’abordais donc avec une certaine jubilation la tribune que m’offrait Le Monde : j’allais pouvoir user de l’ironie pour démythifier la publicité. Thomas Ferenczi, qui avait remplacé Anne Rey, allait me couvrir de son autorité contre les mécontentements que ne manquèrent pas de manifester certains annonceurs…

C’est cette expérience « journalistique », quatre ans durant, qui m’apprit que les publicités ne sont pas des messages qui pleuvent au hasard, comme des météores, dans le champ socio-économique : elles forment bien un système, et ce système est au service d’une idéologie. J’ai acquis si l’on veut un regard « structural » sur cette profusion apparemment désordonnée, qui me conduisit de plus en plus à faire des articles de fond, par exemple sur « Le piège à plusieurs voix » ou « La normalisation publicitaire ». Normalisation en douceur, certes, mais pas foncièrement différente dans ses effets de la « normalisation » dont on parlait le plus souvent alors, celle des pays de l’Est en proie au totalitarisme stalinien.
Autre enseignement : s’il est flatteur d’écrire dans Le Monde, il faut savoir qu’on s'y trouve en quelque sorte « mondifié ». Les lecteurs qui se plaignent commencent souvent par la formule : « Je lis, dans les colonnes du Monde, que… ». Tout auteur d'un article contribue à constituer le « discours » du journal. Et lorsque le journal a un « Service publicité » qui lui transmet les réactions peu amènes issues des milieux publicitaires, on comprend que la liberté des « publicritiques » soit menacée. Effectivement, fin 1981, on me fera comprendre que mes articles, même réduits à quelques lignes, ne trouvent plus de place dans le quotidien.

Je sentais tout cela dès 1979. Mes articles étaient appréciés et j’aurais pu, avec les notes et analyses que j’avais accumulées, en publier trois fois plus. Un livre s’imposait à moi, une sorte de vaste « mythologie » sur la publicité, dans le style d’un R. Barthes qui eût été moraliste. Un texte, non de publiphobie aveugle, mais de démystification intelligente… Il me restait, avant de le mettre au point, à en proposer le projet à un éditeur : je pensais naturellement au Seuil, dont les locaux étaient très proches de ceux de la revue Esprit.

■ Petite odyssée d’une publication. Début décembre 79, donc, je prends rendez-vous avec J.-Cl. Guillebaud, à qui j’avais envoyé le recueil de mes articles. L’idée lui paraît bonne, et il me demande de résumer mon propos, à l’intention de ses collaborateurs. Je fais un plan assez détaillé, que je lui dépose début janvier. Mon sentiment est alors que mon livre est fait, je n’ai plus qu’à l’écrire… Malheureusement, le comité de lecture refuse de s’engager. Comme je crois en mon projet, je propose à J.-Cl. Guillebaud de revenir le voir avec le manuscrit, ce qu’il accepte. Je lui soumets donc mon texte quasi achevé en mai 1980. Nouveau refus. J’apprends au passage que l’avis d’un de ses collaborateurs se limitait à cette sentence en deux mots : « Non : boy-scoutisme ». C’était l’époque où les élites soixante-huitardes, entrant en connivence avec l’hédonisme publicitaire, allaient bientôt basculer dans le néo-libéralisme naissant, comme le montrera bientôt « l’évolution » d’un quotidien nommé « Libération ».

Qu’importe : je mets la dernière main à mon manuscrit, provisoirement intitulé « Seize études sur la normalisation publicitaire ». J’en dépose des exemplaires chez divers éditeurs le 5 ou 6 juillet, dont un chez Gallimard - on ne sait jamais ! Et voici que début septembre, après plusieurs refus, je reçois un appel téléphonique des éditions Gallimard : les lecteurs ont salué la qualité et l’actualité de cet essai, et l’on s’empresse de me demander de ne pas signer de contrat ailleurs. La divine surprise dont rêve tout écrivain en herbe ! Il faut savoir qu’au même moment, mon manuscrit était entre les mains d’Antoine Gallimard, chargé de la publicité de la maison : celui-ci me confia, un peu plus tard, qu’en cas de désaccord, il conservait toute latitude de refuser le livre… La parution fut programmée pour mars 1981. Entre-temps, à la demande de Roger Grenier et J.-B. Pontalis, qui avaient lu et retenu mon essai, j’avais choisi un titre plus parlant : « Le Bonheur conforme, essai sur la normalisation publicitaire ».
 
■ Réception du livre.À court terme. Dans l’édition de 1985 (pp. 190-95), j’ai évoqué quelques critiques faites à mon essai, révélatrices de la pénétration de l’idéologie publicitaire, y compris dans les milieux dits « de gauche ». Le silence de Libération ou du Nouvel Observateur n’étonnera donc personne. Du côté des médias, j’eus la chance d’être invité par Pierre Bouteiller à exposer ma thèse (lequel me fera venir à nouveau en 1985). Et ce fut tout, à l’exception de mes « débuts à la télé » le 5 mai 1981, dans l’émission Passez donc me voir qu'animait un certain… Philippe Bouvard : une douzaine de minutes où celui-ci me cuisina avec plus ou moins de pertinence. Il est vrai que je suis à nouveau « passé à la télévision » en mars 1982 dans le cadre du documentaire « Petits clients et gros marchés », ainsi que dans l’émission « Droit de réponse » du 26 mai 1984. Mais Le Bonheur conforme n’a pas vraiment été « médiatisé » à sa parution comme il aurait pu l’être par un passage chez B. Pivot (« Apostrophes ») ou Jacques Chancel (« Radioscopie »).
En revanche, j’ai pu passablement m’exprimer dans le cadre de divers réseaux militants. Dans Que choisir ? par exemple (Tribune : « Toutes les publicités sont mensongères »), ou dans certaines « radios libres ». Ma surprise d’auteur fut de voir que, si j’avais pensé écrire pour un public indifférencié, ce furent surtout des femmes (féministes ou non) et des éducateurs qui manifestèrent leur intérêt pour mes analyses, me demandant souvent des interventions ou des articles d’approfondissement. La résistance à l’agression publicitaire se situait bien là où se trouvaient ses principales cibles : du côté de la femme et de l’enfant.

À long terme. Durant la décennie 1981-1991, je me suis trouvé pratiquement le seul intellectuel "publiphobe" susceptible d’intervenir dans les débats, tandis que la pieuvre publicitaire étendait ses tentacules, n’ayant fait qu’une bouchée du « socialisme » mitterrandien. Je me sentais proche de Sisyphe qui persiste à hisser son rocher qui retombe. Telle était pourtant la situation. Alors que j’imaginais, en 1981, ne publier qu’une œuvre de circonstance, je m’apercevais au fil des années que mes analyses (prolongeant d’ailleurs celles de Baudrillard) tenaient bon : j’étais bien allé au cœur du système et de son idéologie ; mon livre continuait d’aider à des prises de conscience, on s’y référait, et cela durera bien après la fondation de l’association RAP (« Résistance à l’Agression Publicitaire » en 1992). Je me déplaçais donc régulièrement pour des petites conférences et interventions : le moindre des devoirs de l’auteur responsable, c’est de répondre aux questions que posent ses prises de position. Mais cela peut user à la longue. Par chance, dans les années 1990, Yvan Gradis, RAP, Casseurs de pub, et d’autres mouvements militants prirent le relais…

■ Fécondité et servitudes du militantisme. Des articles m’avaient conduit à écrire un livre militant. Ce livre m’obligea, puisqu’on me demandait d’autres articles, à poursuivre ma réflexion sur le système publicitaire et ses conséquences dans tous les domaines (publicité et pseudo-culture ; publicité et pollution ; publicité et tiers-monde, cf. le dossier que je fis pour Frères des hommes « Une seule Terre, une seule Pub ? », en 1983 ; publicité et médias, etc.). Je prenais la mesure du rôle extrême que jouent partout, au niveau individuel aussi bien que collectif, ce que sont les idéologies dominantes. C’est ainsi que se préparait en moi la critique du "discours anonyme" d'où découlera mon essai « Les Médias pensent comme moi ! », de même que j’avais longuement repensé les leçons du 1984 d’Orwell (voir Sous le soleil de Big Brother). 

Cependant, l’activité militante a pu aussi partiellement stériliser mon travail d’écrivain. On est vite conduit à répéter ce que l’on a dit, à écrire des tribunes polémiques au détriment des analyses approfondies, à se faire instrumentaliser aussi par des militants de bonne foi qui préfèrent faire parler l’auteur que de le faire lire (voire de le lire eux-mêmes !). Enfin, il y a le danger d’être prisonnier d’un seul livre, ou d’une « inspiration » trop marquée par cet engagement, alors qu’on se sent appelé à écrire d’autres textes (les uns pédagogiques, les autres plus littéraires) qui exigent le temps de les méditer, de les mûrir, de les écrire… lors même qu’on ignore s’ils seront un jour publiés. Voir à ce sujet mon billet sur « Mes autres livres passés ou à venir ».
F.B. 

N.B. : Désormais, depuis Juin 2012, l'éditeur historique ayant fait défaillance, Le Bonheur conforme a été réédité et se trouve distribué par les Éditions de Beaugies, à l'adresse suivante : http://www.editionsdebeaugies.org/bonheurconforme.php

mardi 22 juillet 2008

Marc, lycéen (1976) ; Marc, volontaire (1977)

Ces deux récits ont paru respectivement en janvier 1976 et juillet 1977, aux éditions de l’EPI-Jeunesse, dans la collection « Le Nouveau Signe de Piste ». Il s’agit à mes yeux d’un diptyque, dans la mesure où le message global de l’histoire ne s’accomplit tout à fait qu’avec le second volume.

Circonstances. Sans qu’il s’agisse à proprement parler « d’œuvres de circonstances », ces livres sont nés de conditions bien particulières, au début des années 1970. D’une part, je m’adressais chaque jour à un public de lycéens qui, ayant connu le bouleversement et les espoirs de mai 68, avaient ensuite vécu un long désenchantement face aux réalités scolaires, sociales et politiques de l’époque. Je n’y étais pas indifférent. Nous avions souvent des débats tournant autour de la « question fondamentale » selon Camus : « juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue ». J’estimais qu’il faisait partie de ma « vocation » humaniste, en tant que professeur de français animant ces débats, de contribuer à leur confiance dans la vie. La « neutralité bienveillante » ne leur suffisait pas… Le personnalisme chrétien que j’avais reçu d’Emmanuel Mounier (et bien sûr sans aucun prosélytisme religieux de ma part), m’inspirait utilement des paroles d’espoir qu’ils attendaient souvent.
D’autre part, je connaissais personnellement Serge Dalens qui, début 1970, tentait de relancer la collection « Signe de piste ». Celle-ci, dont les romans scouts avaient eu leur heure de gloire vingt ans plus tôt, était controversée : elle avait ses détracteurs, qui lui reprochaient l’idéologie de droite présente dans certains titres, et ses laudateurs, qui soulignaient la richesse de son imaginaire et l’élan de ses valeurs, héritées de Baden-Powell. Serge Dalens était conscient de la nécessité d’ouvrir à des récits nouveaux cette collection, pour soutenir la jeune génération aux prises avec une société qui la décourageait de vivre. C’est alors qu’il fit appel à moi pour faciliter cette ouverture, en me demandant de participer au comité de lecture. J’étais un peu étonné, car Serge Dalens et moi étions assez éloignés sur le plan des idées politiques ; mais comme nous étions proches sur le plan des valeurs fondamentales (idéal de fraternité et de justice, confiance dans la générosité des adolescents), j’acceptai son offre.

Genèse de Marc, lycéen. En 1971, voyant que les manuscrits proposés à la nouvelle collection avaient une fâcheuse tendance à reproduire les anciens (le talent en moins), je me suis adressé à un élève dont je suivais l’évolution depuis septembre 1968 pour lui demander d’écrire, en quelque sorte, son histoire de lycéen, ses espoirs et désespoirs, son cheminement vers une certaine maturité. L’idée le tenta, mais il y renonça, n’ayant pas trop envie de se retourner vers un passé douloureux. Je compris alors qu’il me fallait payer de ma personne. L’appel que j’avais lancé se retournait sur moi. Je devais faire, à sa place, au nom de sa génération, l’évocation dramatique de ce que ses camarades et lui-même avaient vécu, non sans témoigner de la valeur essentielle dont j’avais besoin autant qu’eux : croire en la capacité des hommes à construire un monde plus humain. Je me suis donc mis à écrire ce livre en y mettant autant de ferveur fraternelle que je mettais de fougue critique dans la rédaction simultanée des Mémoires d’un futur président. En vérité, lyrique ou satirique, mon engagement a toujours été idéaliste (avez les limites de ce terme).

La trame de Marc, lycéen est sombre. Elle est conforme à la citation de Bernanos que j’ai placée en exergue : « L’espérance, c’est le désespoir surmonté » (Bernanos dit en réalité : « La plus haute forme de l’espérance, c’est le désespoir surmonté »). J’y ai mis en scène une tentative de suicide qui correspond à ce qui s’est passé à une époque où, écoeurés par la guerre du Biafra, deux lycéens de Lille se sont immolés par le feu, créant un vif émoi dans nos discussions en classe. On m’a reproché cette dramatisation, certains lecteurs estimant que la description déprimante de la réalité lycéenne (à la première personne) était plus contagieuse, dans ce récit, que les paroles d’espoir qui le concluent. Ceci fut discuté ; mais je sentais bien qu’il me fallait décrire une expérience humaine réussie pour que le message de confiance en l’homme fût convaincant. J’avais d’ailleurs pensé dès le début à faire de Marc un futur « volontaire » dans le cadre du mouvement Frères des Hommes, mais la chose ne put vraiment se faire que trois ans plus tard.

Genèse de Marc, volontaire. Les aléas de l’édition étant ce qu’ils sont, la parution du premier "Marc" (achevé pour l’essentiel en 1972) ne retardée jusqu’en 1976. Ce fut un notable avantage dans la mesure où, ayant fait lire mon manuscrit à de dizaines d’élèves devenus des amis, j’ai pu y apporter de précieuses corrections. Dès que j’eus la certitude que le livre allait sortir, je me suis empressé de contacter Frères des hommes, demandant aux responsables de l’association si mon personnage (compte tenu de son passé) était réellement susceptible de figurer parmi les volontaires du mouvement, et me mettant à interviewer un certain nombre de ceux-ci sur leur expérience du tiers-monde pour la faire éventuellement vivre, en la transposant, par « Marc »...
J’eus alors la chance d’enregistrer le témoignage de l’un d’entre eux, qui avait passé trois ans dans un village de Haute-Volta (futur Burkina-Faso), au moment où la sécheresse faisait dépérir les troupeaux du Sahel. Ce volontaire – devenu mon co-auteur « Stéphane Goury » – avait en outre tenu un journal de bord. Pour une importante partie de cette « chronique d’un engagement », je n’eus donc à faire que de la réécriture. Ce fut malgré tout un labeur (acharné) de plus de dix-huit mois, que je fis dans le désir d’apporter ma petite pierre au « développement » du Tiers-monde, et que j’eus la joie de dédier

À tous les humbles de la terre
qui font la bonté du monde

Quoique moins « facile » de lecture que le précédent, Marc, volontaire fut très bien reçu à la fois par le public auquel il était destiné (les 15-16 ans) et par des adultes qui y trouvèrent l’authenticité d’un engagement dont je suis fier d’avoir pu être le transmetteur. Des personnes comme François de Ravignan et Serge Latouche, très averties des intérêts que cache le paternalisme occidental et des limites mêmes du mot « développement », ont réellement apprécié ce livre.

Par rapport à mes autres ouvrages, ces récits sont certes un peu à part. Ils ne sont pas ce qu’on appelle académiquement de la « littérature » (mais qu’est-ce que la littérature ? N’est-ce pas, encore et toujours, une suite de « signes » que l’on inscrit dans des textes en réponse à un appel de la Vie ?). Je n’ai pourtant aucune raison de les renier, d’autant que, je l’ai appris il y a peu, ils sont encore lus et jugés positifs par de jeunes lecteurs qu’ils aident à mûrir.

Certes, je ne les écrirais sans doute pas de la même manière aujourd’hui, peut-être parce que, sans cesser d’être idéaliste, et tout en étant animé des mêmes valeurs, je n’ai sans doute plus cet élan qui me faisait conclure Marc lycéen par ces mots : « Le monde est encore à bâtir, je suis jeune, et je ne suis pas seul ». Je sais aussi que, lorsqu’on écrit, l’on est traversé par la parole de notre époque, et celle-ci a évidemment « changé ». Je suis devenu très critique à l’égard de la mondialisation et de la conception que ses zélateurs se font du « développement », dont on perçoit les dégâts sur la planète.

Reste que le fond de ces ouvrages demeure : il n’y a pas d’avenir pour l’homme sans un humanisme spirituel. Et comme je l’ai parfois dit à mes élèves : il faut croire en l’homme malgré l’homme.

F.B.

vendredi 18 juillet 2008

Mémoires d’un futur président (1975)

Ce livre est mon premier insuccès... Il y en aura d'autres, mais ce n'est pas une raison pour cesser d'écrire. Les Mémoires d'un futur président ont donc vu le jour chez Olivier Orban en juin 1975, après une première "publication" en feuilleton dans Combat, durant l’été 1973.

Le titre s’explique par la composition de l’histoire. Un jeune ambitieux, convaincu que « Gouverner c’est parler », raconte à son ami comment il parviendra au sommet de l’État : « Je commencerai dans les affaires », dit-il, puis, se prenant au jeu, il se met à relater au passé sa carrière politique à venir. Il montre comment son habileté rhétorique triomphe à tous les échelons, faisant tourner à son avantage les situations les plus scabreuses. Ce sont ses « Mémoires » de futur président, qui s’achèvent par un recueil des citations historiques qu’il lègue à la postérité.

Genèse et intentions de l’auteur. On a compris en lisant mon « itinéraire » que j’ai toujours été sensible aux signes, aux mots : je crois à la parole, étant nativement crédule, et je fus donc vite irrité ou blessé par les faux discours. Le désir démystificateur prend alors l’intensité même de la confiance mystifiée. J’ai ainsi très tôt éprouvé des humeurs satiriques face aux langages dominants, en particulier à l’égard du discours politique. En ce qui concerne les Mémoires d’un futur président, l’idée m’en est venue en 1969-70, quand le gouvernement répondit à la catastrophe d’une avalanche en annonçant un « Plan neige ». Immédiatement, je me mis à l’ouvrage. Voici la présentation que j’en fis, en guise de « prière d’insérer » :
« Gouverner, c’est parler. Supposons qu’une avalanche écrase quelques chalets d’enfants : on lance un « Plan Neige », qui fondra au printemps, et voilà l’opinion rassurée par un mot. Que la catastrophe se renouvelle : on décrète alors une « Politique de la Montagne », qui naturellement accouchera d’une souris… Le président joue avec les mots ; le président se joue de nous, avec les mots.
Du bas en haut de l’échelle sociale, dès qu’un homme a pouvoir sur un autre, il fait du langage le moyen de justifier sa domination. Humanistes,libérales, technocratiques, les rhétoriques de notre société sont prêtes à tout faire croire. À tout faire croire au peuple-public, au peuple-chien de Pavlov, au peuple que les sondages ne font parler que pour faire taire. Le moyen de cette mystification, c’est ce formidable discours quotidien qui plane et qui pèse sur tous ceux qui voudraient vivre, à qui l’on ravit le droit de se choisir. La démystification d’un tel discours, c’est la parodie féroce que développe le futur président, en disant tout haut ce que font ses semblables. Après l’avoir entendu, après en avoir ri, on n’écoutera plus tout à fait de la même manière ceux qui nous gouvernent. […] Car, au-delà de ses feintes et de ses ambiguïtés, le futur président finit par incarner le discours d’un Occident qui s’écoute parler, s’automystifie pour s’autosatisfaire, et s’endort, les yeux plissés, le ventre rebondi, au doux bruit de ses bombes qui éclatent chez les autres ».
Inutile de préciser que ces intentions inspireront aussi Le Bonheur conforme, « Les Médias pensent comme moi ! », ou Sous le soleil de Big Brother.

Publication et réception. Ce manuscrit fut refusé partout. En 1972, Philippe Tesson, directeur de Combat, fut le premier à en penser du bien. De sorte qu’il accepta, l’année suivante, d’en publier une première mouture comme feuilleton de l’été. Il s’ensuivit un succès d’estime, mais insuffisant pour décider un éditeur dans l’immédiat. Après bien des tentatives, ce fut Olivier Orban qui s’engagea, deux ans plus tard, à le faire paraître. Il est vrai que cette longue attente eut l’avantage de me pousser à « peaufiner » mon texte, on s’en doute, et, surtout, me permit de renforcer la parodie du discours pompidolien (et post gaulliste) par celle du discours giscardien. Sans parler d’une autre langue de bois, celle de la gauche « socialo-communiste » qui, malgré mon adhésion de citoyen, me semblait mériter aussi quelques pastiches.
J’attendais donc beaucoup de cette parution. J’allais pourfendre d’un grand coup d’épée les hypocrisies régnantes. Cela devait faire du bruit, au moins dans les journaux et revues d’opposition. Ce fut en réalité un silence assourdissant. Quelques lignes dans Le Canard enchaîné et dans Minute, une brève recension dans Le Monde, un passage heureux chez Pierre Bouteiller (qui avait adoré le livre), un autre sur France-Culture, et ce fut tout. Et c’était pourtant déjà beaucoup, au regard du sort de la plupart des publications. Je m’aperçus par ailleurs que l’on n’avait guère compris mon propos : les critiques n’y voyaient qu’une satire des moeurs politiques (la bavure électorale, le scandale des « affaires », les promesses non tenues, etc.), alors que je visais la démystification du langage et des procédés rhétoriques qui justifient l’injustifiable.
Quoi qu’il en soit, un an plus tard, on comptait entre trois cents et cinq cents livres diffusés. Un grand coup d’épée dans l’eau ! Comme nombre de débutants, j’avais des amis et des lecteurs privés qui me disaient grand bien de mon ouvrage. Ce n’était donc pas un échec. Mais un notoire insuccès. L’ironie veut que la vogue des récits de politique-fiction suivit quelques années après : j’étais venu trop tôt !!!



Effets collatéraux… positifs. En l’occurrence, il s’agit d’effets positifs. D’une part, la parution en feuilleton dans Combat m’ouvrit la possibilité de publier des « Tribunes libres » dans ce journal. J’eus même la surprise d’être cité dans la revue de presse de France-Inter, en octobre 1973, à propos d’une longue étude de la « rhétorique pompidolienne », dont j’avais analysé les traits dans sa dernière conférence de presse. J’accédais à un certain journalisme, sans l’avoir prévu.
Par ailleurs, je fus invité (par une ancienne élève) au « salon du livre » de Sciences-Po, en novembre 1975. J’étais placé à côté de Casamayor. Nous échangeâmes nos livres et nos idées. Quelques jours après, celui-ci me pressait de rejoindre la revue Esprit à laquelle il participait. Mes « analyses de discours » intéressèrent beaucoup Paul Thibaud, tandis que je me trouvais moi-même fort ému (et fort peu digne) de marcher sur les traces d’Emmanuel Mounier. Je me mis à écrire des chroniques, alors que je ne pensais vraiment, trois ans plus tôt, qu’à produire des ouvrages. Et c’est à partir d’une analyse critique parue (en 1977) dans le « Journal à plusieurs voix » d’Esprit… que je serai amené à écrire dans Le Monde (voir à ce sujet la genèse du Bonheur conforme). C’est ainsi que les livres mènent à des articles qui mènent au livre.

F.B.

mardi 15 juillet 2008

Itinéraire d'un écrivain (2): de l'écriture à la publication



Du désir d’écrire à la publication effective, il y a de la marge. Cela ne se fait pas en un jour. Je donne ici quelques précisions concernant mes débuts, pour compléter la présentation (1) de mon itinéraire.

1958-1972. L’avant publication. On est souvent « graphomane » avant d’être édité. J’ai écrit pendant plus de quinze ans avant de publier : des rimes, des idées, des impressions fugitives, des intuitions de fond, des « croquis », des projets, des bouts de dialogue, des « pris sur le vif », bref toutes sortes de notations dont on pense qu’un jour ils pourront servir à la composition d’un livre. Je rédigeais aussi un journal personnel (régulier sinon quotidien), où l’analyse de ce que j’ai vécu voisine avec des éléments purement circonstanciels. Comme elle est étrange, si l’on y songe, cette façon d’exister ! Toujours est-il qu’à 24 ans, sortant d’HEC, et décidé à me reconvertir dans l’enseignement des lettres, j’avais dans mes tiroirs un roman, des comédies, et une foule de textes dont le genre s’apparentait aux Propos d’Alain.

Cet apprentissage me fut, si j’ose dire, « techniquement » nécessaire. Mais surtout, j’avais peu à peu mûri ce qui devait être le « Sens » de ma vie, aussi bien dans le cadre de ma profession que dans le domaine plus personnel de mes écrits. Il s’agissait pour moi de transmettre les valeurs issues de ma formation chrétienne et de l’humanisme dont j’avais été pétri. Servir la conscience humaine, à la fois en développant ses résistances critiques et en prônant un idéal de fraternité. Je m’imprégnais avec bonheur du personnalisme d’Emmanuel Mounier. Je méditais le Prologue de L’Évangile selon Saint Jean, qui invite tout professionnel du « verbe » à s’inscrire dans le sillage du Verbe, sans se prendre pour « la lumière », mais pour un simple « témoin de la lumière ».

De 1964 à 1968, année critique où j’ai passé l’agrégation, j’ai ardemment étudié, n’ayant guère le loisir de me consacrer à ma littérature « perso ». En même temps, à travers dissertations, exposés et « mémoires », j’ai dû m’initier à l’écriture analytique (non sans craindre parfois qu’elle conduise à stériliser l’écriture créative). En particulier, en 66-67, j’ai rédigé une étude sur les rapports entre Romantisme et Narcissisme, qui fut mon premier texte d’analyse et de recherche approfondie (une centaine de pages). Par la suite, nommé professeur au lycée de Sèvres, avec une part de mon temps consacré au Centre International d’études Pédagogiques (CIEP), j’ai été chargé de constituer des dossiers sur les sujets suivants : Paris et les Poètes, L’Image du paysan dans la littérature française, La Rêverie maternelle dans Le Grand Meaulnes, Études d’images publicitaires, Douze sketches comiques, Approche du discours politique (présidentielles de 1974), etc. Parallèlement, avec mon ami Paul Lidsky, je rédigeais le « Profil d’une œuvre » sur Jacques Brel pour les éditions Hatier (qui ne paraîtra qu’en 1976).

1973. Première publication et choix du pseudonyme. Il va de soi que, ni à 15 ans, ni à 25, je n’imaginais que je produirais tant de pages de critique littéraire ou d’analyse du discours. Tous ces textes, qui me préparaient à écrire dans le genre de l’essai, étaient signés de mon « vrai » nom, Bruno Hongre. Quoique portant « ma marque », si j’ose dire, ils apparaissaient comme des ouvrages objectifs et professionnels d’un agrégé de lettres, et je ne les vivais pas comme des « publications » personnelles. Cependant, ces travaux ne m’empêchaient pas de songer à divers projets littéraires et de vouloir « écrire vraiment », c’est-à-dire en m’engageant comme écrivain, en toute liberté, dans le champ social. C’est ainsi que je fis paraître dans le journal Combat, en 1973, un feuilleton satirique intitulé Mémoires d’un futur Président. Je reviendrai sur la genèse et l’aventure de ce premier livre dans un prochain message. Pour l’instant, je vais simplement évoquer le choix du pseudonyme « François Brune » et le paradoxe qui en est résulté.

Sans doute y a-t-il eu en effet une certaine timidité de ma part à l’idée de me livrer tout à coup dans un texte politiquement engagé. Mais je voulais surtout, en me donnant une autre signature, distinguer ce texte où j’allais m’engager en toute partialité « citoyenne », dans le cadre du journalisme, des ouvrages didactiques d’un spécialiste supposé impartial – « Bruno Hongre », agrégé de lettres – en passe de publier chez Hatier. Le recours au « nom d’auteur » étant une tradition en littérature, j’ai alors inventé mon pseudo en associant mon prénom à celui de mon épouse, et en vérifiant simplement (dans le Bottin) que personne en région parisienne ne portait effectivement ce nom. La publication suivit. Et dans le sillage de cette publication, toujours sous la signature de ce « nom d’auteur » que j’ai conservé, des « tribunes libres » dans Combat, puis dans le Quotidien de Paris, puis encore des articles dans la revue Esprit (à partir de 1976), puis dans Le Monde (de 1977 à 1981), et la plupart des livres que je vais présenter dans ce site.

Le paradoxe, c’est bien sûr que mon « pseudo » a signé ma « vraie littérature », alors que mon « vrai » nom signait ma littérature la moins personnelle. Comme j’avais de l’affection pour ce « nom d’auteur » (constitué de deux prénoms familiaux), et que je me rendais toujours en chair et en os là où l'on me demandait d’intervenir dans des débats, je m’en accommodais sans avoir le sentiment de tromper les lecteurs. Après tout, écrire, cela peut impliquer qu’on se fasse aussi l’auteur de son propre nom ! Le problème s’est tout de même posé à moi lorsque j’ai appris, vers 1985-86, qu’il existait un autre « François Brune », prêtre, dont c’était le vrai nom, et qui fit paraître alors des livres centrés sur la communication avec les morts. Pour éviter la confusion entre nos ouvrages, celui-ci se fait nommer « Père François Brune » (voir sa fiche sur Wikipédia). De mon côté, également désireux de clarifier les choses, je fais connaître, depuis plusieurs années, dans la page « Du même auteur » de mes livres la liste exhaustive de ce que j’ai écrit sous l'une et l'autre de mes signatures.

L’après 1973. Les aléas postérieurs de mon « itinéraire » d’écrivain seront évoqués dans les présentations de chacun de mes livres, qui vont suivre. Publier est en effet un parcours du combattant dont la suprême devise est sans ambiguïté : il faut déployer plus d’énergie pour écrire que les éditeurs n’en ont pour refuser vos manuscrits.

F.B.

Itinéraire d'un écrivain (1): écrire, c'est "faire signe"


À un lecteur qui m’interrogeait sur mes raisons d’écrire, j’ai répondu : « J’écris pour m’exprimer ; pour exister à travers cette expression ; pour faire partager mes réactions ; pour être « reconnu » ; pour transmettre. Pour transmettre le meilleur de ce qui m’a été transmis ». Ces éléments de réponse sont justes, mais on n’y distingue pas assez le besoin général de s’exprimer du désir particulier d’écrire. D’où ce premier billet sur le « pourquoi écrire ». Le second rapportera brièvement les avatars de mes publications (de 1973 à 2007), qui font également partie de cet itinéraire. Après quoi, je présenterai mes livres un par un (genèse et publication), dans l’ordre de leur parution.

Le moment originel. Dès l’enfance, parmi tout ce qui pousse à s’exprimer, il y a l’étonnement devant le monde. C’est un bruissement de signes qui nous « interpellent » à chaque instant, et suscitent en nous le besoin de « répondre ». Comme le « Petit Prince » de Saint-Exupéry, chacun se sent poète devant un ciel étoilé. À l’étoile qui lui « fait signe », l’être humain va répondre : par l’exclamation devant le mystère, par la méditation qui tente de l’élucider. Et cette réponse, il la formule en « faisant signe » à son tour. Il « fait signe » aux choses et, dans le même mouvement, à ses frères humains qu’il invite à partager ses embryons de réponse. Il y a là comme une parole originelle qui nous traverse tous. Elle n’est pas encore « écriture », mais pourra le devenir. Peut-être ai-je le tort ici de généraliser mon propre cas. Pour moi, cette parole naissante m’a toujours paru consécutive à l’appel de l’univers : c’est lui qui parle le premier…


Bien sûr, les signes qui s’adressent à nous ne proviennent pas de la seule nature extérieure. Tout nous « parle » aussi venant du monde des hommes. Un enfant qu’on élève ne cesse de s’entendre « expliquer » le monde et dire ce qu’il y faut faire ou ne pas faire. Il peut être abreuvé de « vérités » toutes faites qui l’interpellent à son tour. L’éducation lui est un questionnement sans fin dont il va « émerger » peu à peu (notamment à l’adolescence). Là encore, l’expression de soi sera réponse au monde. Elle sera réaction – réaction de défense souvent – avant d’être action. Quand la parole se fera écriture, qu’elle chante le monde ou qu’elle le critique, elle sera « réponse » à ce qui est bien plus que source verbale pré-existant au fin fond de notre être (cette fameuse « source d’inspiration » que l'on prête à l’écrivain).

À noter que ce moment originel ne se confine pas aux origines. À tout âge, devant toute expérience nouvelle, il continue d’habiter la plupart des êtres comme la plupart des écrivains. Vers trois ans, apercevant pour la première fois un homme chauve, j’ai posé tout haut la question : « Pourquoi le Monsieur il a pas de cheveux sur la tête ? » Cela n’allait pas de soi. Mais ce n’est pas très différent lorsque je m’insurge contre les délires de la bulle médiatique ou que je dénonce les roueries du discours publicitaire : l’analyse démystificatrice découle toujours d’un étonnement premier. Sauf qu’entre-temps, j’ai été plongé dans une « culture » qui m’a constitué, rendant possible le passage du cri premier à la mise en œuvre d’une écriture seconde, consciente de vouloir « faire signe ».

● L’immersion culturelle. Pour qu’un enfant de l’univers désire interroger le monde par écrit, il faut qu’il naisse aussi de la « galaxie Gutenberg ». S’exprimer est une chose ; écrire en est une autre, qui suppose que l’on appartienne à la civilisation du livre, qu’on en ait apprécié la richesse et la saveur. C’est dans le cadre de cet héritage culturel que se produit la rencontre avec les « grands » écrivains. Leurs textes nous font signe, l’expression de leur « moi » nous aide à constituer le nôtre, on apprend à les admirer. Et c’est de cette admiration que découle l’envie de suivre leur exemple, – qu’il s’agisse du simple désir de « jouer avec les mots » ou de la vaste ambition de reprendre les lieux communs immémoriaux de la condition humaine. Bien entendu, c'est par là que je suis passé. En 1955, du haut de mes 15 ans, je ne manquais pas d’élaborer des maximes profondes sur la vie (sur la mort, sur la société, sur les femmes !) à la façon des moralistes du 17ème, quand je ne m’essayais pas à écrire des dialogues critiques ou des vers romantiques… Avec certains camarades, nous échangions nos productions. Nous pensions penser. Nous brandissions l’épée du verbe. En réalité, nous voulions surtout nous conférer la posture de l’écrivain qui campe son « moi je » à la face du monde.

Il faut dire que régnait, à l’époque, la mythologie littéraire du « salut » par l’écriture (celle-là même que R. Barthes entreprenait alors de démystifier). On nous enseignait que l’œuvre réussie devenait intemporelle, et que son auteur passait à la postérité. Pour notre romantisme d’adolescents, traversé à la fois par la flèche de l’Idéal et la hantise de la Mort, par l’appel de la gloire et les vertiges de la fuite du Temps, écrire apparaissait comme une voie royale d’immortalité. Pas seulement une façon d’exister ou de combattre par l’expression verbale, mais une garantie de survie par l’inscription. Ce qu’on gravait dans le marbre d’un texte était forcément impérissable, comme le prouvait la liste des écrivains classiques qu’on étudiait (et qui méritaient de l’être, d’ailleurs !). Je revois en particulier, dans la collection Castex et Surer, le schéma qui, au début de chaque chapitre consacré à un grand auteur, résumait sa vie et son œuvre : une flèche allant de la naissance à la mort associait les grandes étapes de son existence à celles de son œuvre, avec des intitulés du genre « Les premiers feux de la gloire », « Les chefs-d’œuvre de la maturité », « Le chant du cygne ». Ce modèle biographique faisait vraiment de l’art un anti-destin, pour reprendre la formule de Malraux. Écrire était le plus sûr moyen de faire de l’existence passagère une carrière éternelle.

Agir par le verbe, imiter l’art des grands auteurs, faire reconnaître sa capacité par ses semblables, sauver sa vie par des ouvrages immortels : tous ces linéaments du « vouloir écrire » m’ont habité. Il faut y ajouter sans doute un autre élément, spécifique de l’écriture, c’est le goût (et la nécessité) du retrait méditatif qui permet d’ajuster au mieux ce que l’on veut dire à la façon dont on le dit, de polir l’adéquation « signifiant/signifié », afin d’émettre les « signes » les plus « transparents » possible… Cela vaut aussi bien pour les ouvrages didactiques (la transmission du savoir doit absolument être claire) que pour les œuvres dont l’effet est indissociable de la qualité stylistique (poésie, dialogue « philosophique », essais plus ou moins militants, etc.). C’est à tort qu’on oppose la parole spontanée qui serait plus chaude, plus « vraie », à l’expression écrite, plus froide, moins « sincère », parce que davantage travaillée. Chacune a en effet sa part de sincérité comme elle peut avoir sa part de mensonge. Ce qui caractérise l’écrivain en tant que tel (même s’il sait par ailleurs se montrer orateur efficace), c’est qu’il ne peut exprimer sincèrement sa façon d’être au monde, sa réponse aux signes que lui envoie l’univers, y compris cette mystérieuse part des autres qui traverse son expression de lui-même, que par la médiation de l’écriture.

Une fois évoquée la complexité du « pourquoi écrire », reste la question du « pour quoi » écrire. Lorsqu’on est saisi du « vouloir dire », on ne sait pas toujours pour quoi écrire, ni pour qui. Il s’agit là d’un troisième aspect de l’acte d’écrire, qui n’est pas nécessairement postérieur aux deux autres. En ce qui me concerne, je ne l’ai saisi que vers mes 25 ans, même si la question se reproduit à chaque nouveau projet d’écriture.

● L’autorité « spirituelle ». Se faire auteur, c’est toujours aspirer à une forme d’autorité, que l’on veuille émouvoir ou éblouir, faire rêver, faire penser, faire agir, etc. On n’écrit pas innocemment, on a nécessairement une responsabilité morale, on doit se demander pour quoi on estime juste d’énoncer ce que l’on veut annoncer. L’acte d’écrire comporte la conscience d’un engagement spirituel qui peut en devenir le motif principal. J’entends par « spirituel » ce qui est propre aux œuvres de l’esprit, ce désir plus ou moins maîtrisé de communiquer du Sens, qu’il s’agisse d’une inspiration supérieure (sentiment religieux, adhésion à des valeurs transcendantes), d’une volonté de transmettre un message d’humanité, ou d’une ample réaction (née de ce qu’on a vécu ou observé) dont on ne peut pas ne pas témoigner à ses semblables les plus proches, et parfois à la face du monde. Or, le « vouloir dire » précède souvent la conscience de ce que l’on « veut » dire. À l’écrivain saisi par la plume, il faut souvent la rencontre de l’expérience (toutes les formes d’expérience humaine), l’émergence d’une pensée qui mûrit peu à peu, la confrontation avec les maux de son siècle, pour se trouver une inspiration qui ne se réduise pas à la simple reprise de lieux communs déjà explorés par la littérature qui précède, ou à des complaisances narcissiques. C’est d’autant plus vrai que, même solitaire, l’écrivain n’écrit jamais seul. Quand bien même il croit n’exprimer que sa personne ou son expérience, il est traversé par les voix de la communauté humaine à laquelle il appartient, dont il est l’involontaire sismographe. Étudier un texte, ai-je souvent fait remarquer à mes élèves, ce n’est pas seulement expliquer ce que l’auteur a voulu dire, mais aussi ce qu’il a dit sans le vouloir… On ne mûrit jamais trop ses choix lorsqu’il s’agit, sciemment ou non, d’influencer ses semblables.

Mais comment sait-on ce qu’on veut dire ? Faut-il le savoir d’avance ? Certains écrivains ne se posent pas la question : ils plongent dans l’écriture et ne savent ce qu’ils ont voulu dire qu’en se relisant, ou en lisant (de travers) les critiques qui les analysent. D’autres ont une idée précise du message qu’ils veulent délivrer, ils établissent parfois un plan systématique – sur plusieurs années – de l’œuvre à accomplir. La plupart mêlent les deux procédés, la mise en œuvre du travail d’écriture pouvant modifier l’intention première, en la complexifiant. Encore faudrait-il ici distinguer le message global, la volonté de signifier d’ensemble qui anime un auteur (par exemple : la « Comédie humaine » de Balzac), de l’objectif précis qui inspire tel ou tel ouvrage (les « Illusions perdues » d’un jeune homme doué qui échoue à devenir grand poète). C’est ici qu’interviennent les « circonstances » qui vont déclencher l’acte d’écrire, les « événements-signes » qui vont provoquer chez l’écrivain ce fameux désir de « répondre » à l’appel du monde, bref, qui vont induire en lui la nécessité de l’oeuvre, – au moment peut-être où il se sentait n’avoir plus rien à dire.

Pour ma part, je me suis un peu trouvé dans tous ces cas. Je n’ai pas écrit ce que je rêvais d’écrire à 15 ans, quoique… Je n’ai pas non plus livré exactement les messages que j’avais en tête à 25 ans, quoique… Je suis surpris, en retraçant mon « itinéraire d’écrivain », de voir que j’ai été amené à des publications que je n’attendais pas, et de constater néanmoins que cela ne m’étonne pas de « moi ». Mais j’ai aussi, dans mes tiroirs, des textes qui contiennent l’essentiel de ce que j’ai cru devoir dire, et qui n’ont encore trouvé ni leur éditeur ni leur public. De sorte que je me trouve dans la situation d’un auteur qui, ayant publié une quinzaine de livres, a parfois le sentiment de n’avoir encore rien dit, ou fort peu, de ce qu’il se sentait avoir à dire. Le « grand œuvre » est encore devant moi. Quelle en sera la nature, la figure ? Je ne sais. À moins qu’il ne soit déjà temps de se taire ? Je frémis à cette idée ! Il se pourrait bien que la rétrospective que j’entreprends ici à l’intention de mes lecteurs soit aussi, pour moi, une forme de prospective m’éclairant sur mes textes à venir.
F.B.