Le Bonheur conforme enfin réédité...
Il est difficile de publier un ouvrage. Il ne l’est
pas moins de le maintenir en vie, dans un monde éditorial qui juge des
publications en termes de rentabilité immédiate. Pour l’écrivain authentique,
chaque livre est l’élément d’un ensemble : une petite pierre de l’œuvre
qu’il édifie au fil des ans. Pour l’éditeur, marketing oblige, c’est un produit
lancé au coup par coup, et de moins en moins « durable ».
Que peut donc faire l’auteur, quand il voit sa
production globale soudain amputée de livres encore « vivants »,
alors qu’il n’a pas encore publié des textes inédits qui lui sont
essentiels ? Renoncer, ou résister ? Assister à la mort lente des
fruits de sa conscience ? Ou prendre en charge le destin de son
œuvre ? C’est ce dernier choix que j’ai fait, en cherchant une
« plateforme » susceptible de relancer mes ouvrages. À commencer
par la réédition du Bonheur conforme, dont les éditions Gallimard m’ont
rendu les droits, fin 2011.
Ainsi est née l’AFBH,
association qui gère les éditions de Beaugies, dont le site va s'étoffer dans les mois à venir ( http://editionsdebeaugies.org/ ). Après plus de quinze publications, j’ose encore croire à ma vocation
d’écrivain : c’est-à-dire à ma capacité d’écrire et au « Sens »
de ce que je « veux dire ». Mes amis les plus fidèles m’ont conforté
dans le sentiment qu’il est bon que je continue d’apporter ma très modeste
contribution à la très vaste littérature, celle qu’évoque Ionesco en ces
termes : « La littérature, c’est ce qui empêche les hommes d’être
indifférents aux hommes. » L’AFBH est le sigle qui résume le libellé
de notre association " Humanisme et littérature engagée : association des Amis de François Brune / Bruno Hongre "
Avant de
procéder à cette réédition, je me suis posé la question de savoir si je devais
reprendre mes analyses à partir d’exemples plus récents, sachant qu’au fil des années,
l’imagerie publicitaire (panneaux, spots, slogans) s’est évidemment renouvelée.
Ce dont j’ai tenu compte dans les divers articles que j’ai publiés depuis,
notamment dans « Les Médias pensent comme moi ! » (L’Harmattan)
Mais si la forme
et les armes de la « pub » ont varié, l’idéologie qui les traverse
n’a pas bougé d’un pouce. Qui contesterait aujourd’hui, par exemple, les effets
délétères, notamment sur les enfants, d’une hyper-sexualisation dominante
censée stimuler l’hyper-consommation? Idem pour la thématique de la puissance et
de la performance, qui sont sans fin célébrées comme des « droits »,
frustrant les citoyens « les moins favorisés » qui ne sauraient y
accéder. La promesse du « tout tout de suite » et le « règne du
plaisir » demeurent la toile de fond de nos soifs d’aujourd’hui, à l’aide
de « nouveaux » slogans aussi parlants que celui-ci : « Le
plaisir, c’est de changer de plaisir. » Ce n’est pas le
moindre paradoxe de l’idéologie du changement que de se répéter telle quelle,
au point de ne se saisir du concept de « durabilité » que comme d’une
variation parmi d’autres : « Une relation durable, ça
change la vie » (Crédit agricole).
Je pourrais
accumuler les citations-refrains glorifiant l’identité-produit (l’aliénation
des filles et garçons aux marques qui définissent leur « moi je »),
ou opérant la sempiternelle réduction des valeurs humaines à l’ordre
unidimensionnel de la consommation : Écoutez votre âme…nous dit une publicité de 4/4. Je pourrais illustrer la violence
possessive instillée dans l’imaginaire collectif par des années de
conditionnement (cf. le slogan « Je le veux, je me l’offre » : parole de nanti occidental se saisissant du produit fabriqué à
l’autre bout du monde, dans des sous-sols insalubres, par des enfants
maltraités).
Ainsi, la
description critique des effets dominants du système publicitaire, tel qu’il
sévissait déjà il y a trente ans, nous éclaire sur la façon dont a été dressé
le sujet consommateur déambulant dans nos villes. En sachant d’où viennent les
parents d’hier, on ne s’étonnera pas de voir ce que deviennent les enfants
d’aujourd’hui.
Le premier
intérêt de cette réédition est donc historique. Elle entend faire date. Si elle
montre en quoi la « normalisation » publicitaire a réussi, elle
rappelle aussi par quels moyens les rebelles au système ont tenté de lui
résister et lui résistent encore. Lorsque fut fondée RAP (Résistance à
l’Agression Publicitaire), en 1992, la plupart de ses co-fondateurs, Yvan
Gradis, René Macaire, Bertrand Poirot-Delpech, se reconnaissaient précisément
dans les analyses du Bonheur conforme et dans sa
proclamation initiale : « Il ne sera pas dit que nous nous laissions
faire ». Et leurs successeurs sont loin de renier
ce livre lui-même « fondateur ».
La seconde raison de maintenir en vie cet ouvrage, c’est l’intérêt
didactique que lui ont reconnu ses lecteurs. Résister implique un effort
d’élucidation à la fois sur soi (en quoi suis-je vulnérable aux
messages ?) et sur notre environnement mental (comment le système nous
piège ?). Le décryptage des spots, l’approche méthodique des niveaux
d’influence auxquels nous sommes soumis (depuis la conduite d’achat jusqu’au
mode de pensée), le repérage de l’idéologie qui imprègne ce qu’on croit être de
pures techniques de signification, tout cela ne saurait s’improviser et
requiert une sorte d’apprentissage. Sans cette prise de conscience, aucune
action militante ne peut être efficace, ni aucun citoyen vraiment libre.
Cette réédition est donc l’occasion d’une renaissance militante :
face aux aliénations que reforment chaque jour les discours dominants, il nous
faut bien renaître chaque matin à la liberté par la conscience. C’est aussi
pour moi le bonheur d’une renaissance littéraire, puisqu’elle ouvre la voie à
des publications de livres qui me tiennent à cœur, et qui jusqu’alors n’avaient
pas pu… voir le jour !
F.B.
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